08/02/2024

À propos de Bons Baisers de Los Angeles

    J'avais depuis toujours l'idée d'écrire un roman noir : j'en lis autant si ce n'est plus que de l'horreur, et je considère les deux genres voisins de par leur acharnement à mettre en lumière ce que personne ne veut voir, et réhabiliter ceux que personne ne regarde. La rédaction d'un roman noir me paraissait néanmoins plus exigeante que celle d'un roman horrifico-fantastique, tant le contexte réaliste vous prive de béquille magique à même de justifier tout et n'importe quoi (à condition de ne pas écrire n'importe comment, bien entendu). Il faut se jeter dans la naturalisme le plus cru, et ainsi envisageai-je un voyage à Los Angeles pour m'imprégner de l'atmosphère qui inspira Raymond Chandler, Dashiell Hammett, Craig McDonald, James Sallis, James Ellroy et tant d'autres... et qui engloutit Elizabeth Short, Marilyn Monroe, Rita Hayworth et tant d'autres. J'avais certes conscience que la ville avait évolué en quatre-vingts ans, que le décor des classiques de Howard Hawks avec Bogart et Bacall ne devait plus être qu'une vague curiosité, mais j'espérais qu'il en subsiste néanmoins quelques échos.
    Or, il n'en reste rien.
    Cette Los Angeles a été engloutie par pire qu'elle.


Ci-dessus : le quartier de Bunker Hill avant, puis maintenant
(et pour un rendu plus effarant, visionnez cette vidéo)

    Je me résignais donc à ne pas faire quinze heures de vol pour me coltiner blocs de béton et Starbucks à chaque coin de rue, sans pour autant lâcher mon idée ni cesser mes recherches, bien au contraire. Comment en était-on arrivé là ? Pourquoi ?
    Réponse : parce que Hollywood, c'est l'Enfer.
    Ce n'est pas moi qui le dit, c'est David Lynch.
    Au détour d'un plan de Mulholland Drive, avant que le film ne change de sens et après que Betty et Rita aient fait l'amour, la voie vers le club Silencio se pare d'un sticker qui a valeur d'avertissement. Si le film déroulait jusqu'ici une histoire somme toute positive avec son actrice débutante qui bluffe son monde et tombe amoureuse, les éléments d'inquiétante étrangeté qui parsemaient le récit explosent au Silencio pour muer le dernier acte en cauchemar... Ou en dur éveil.

Oui, il faut avoir l'œil... Mais sur grand écran ou en version HD (très beau Blu-Ray français, d'ailleurs), le message est immanquable

    Il n'est pas question ici de théoriser en long et en large sur le chef-d'œuvre de Lynch, mais plutôt de souligner qu'il s'inscrit de façon subtile dans la tradition des doubles séances qui étaient monnaie courante aux USA dans les années 40 et 50, l'aguicheuse et très friquée série A précédée ou suivie de la plus décomplexée série B dont le film noir constituait alors un fier représentant. Le côté pile de la face hollywoodienne, le constat plus ou moins conscient que le soleil californien recèle de rudes parts d'ombre.
    Ainsi, rien d'étonnant à ce que le cinéma se soit emparé du premier roman de Raymond Chandler, aussi subversif soit-il : notables véreux, bourgeoises nymphomanes, personnel de maison déphasé, hommes de mains psychopathes et caïds en cheville avec la bonne société constituent un catalogue du microcosme de Los Angeles certes effarant, mais que personne n'ignorait.

Coup d'essai et coup de maître avec ce monument du roman noir

    Le mafieux Mickey Cohen faisait alors les gros titres, les studios peinaient à dissimuler les fréquentations plus ou moins douteuses de leurs vedettes, la réputation du Château Marmont était déjà par trop sulfureuse... La ville ne constituait pas un parfait décor de film noir : elle vivait un film noir, imagerie cinématographique et contexte réel à jamais entremêlés par le plus célèbre fait divers du XXème siècle.

L'affaire du Black Dahlia, ainsi nommée par les journalistes en référence au film The Blue Dahlia sorti l'année précédente.
Preuve que fiction et actualités étaient alors en étroite collaboration...

    D'où provient la fascination pour Elizabeth Short ?
    D'aucuns évoqueront son calvaire, d'autres le mystère qui entoure son bourreau, mais tout le monde s'accordera à dire qu'elle représente le cauchemar hollywoodien voire américain, en quête des spots de Californie pour n'y récolter que flashs voyeuristes au gré d'une mise en scène qui surpassera pour toujours les pires films d'horreur. Tandis que les grands studios illuminaient les vedettes sous leurs plus beaux atours, les journaux starifiaient Elizabeth Short telle la madone des rêves déchus, symbole d'un système qui transforme les aspirantes en déesses ou en martyres.
    Mais ombre et lumière se confondaient depuis quelques temps déjà, le film noir gagnant alors ses lettres de noblesse au travers de couples de légende : tandis qu'Orson Welles et Rita Hayworth se déchiraient sur La Dame de Shanghai, Humphrey Bogart et Lauren Bacall tombaient amoureux sur Le Port de l'Angoisse pour être sublimés dans... Le Grand Sommeil. L.A. s'accommodait de la noirceur de Betty Short avant même qu'elle ne soit dans le caniveau.

Le Grand Sommeil au cinéma : ni série B ni tout à fait série A tant Howard Hawks détourne les exigences du système pour coller à l'esprit de Raymond Chandler

    La boucle est bouclée ? Pas vraiment. Elizabeth Short chutera pour connaître la gloire. Marilyn Monroe, elle, chutera en pleine gloire.
    Leur présence quasi simultanée dans cette cité fantasmagorique, et l'acharnement médiatique qu'elles ont enduré (sans même parler des abus), ne freineront guère l'expansion du modèle hollywoodien : au contraire, comme le souligne Pacôme Thiellement dans cet excellent article, Hollywood est une religion qui nous vend depuis plus d'un demi-siècle des idéaux de gloire, de réussite, d'accomplissement personnel. Et pour exister, une religion a autant besoin de prophètes, que de martyres et de saintes. Pourquoi pas les deux en même temps, d'ailleurs ?

Elizabeth Short, le Dhalia Noir.
Marilyn Monroe, la déesse blonde.

    Les effigies du Dahlia et de Marilyn ont infusé la pop-culture pendant des décennies, la sulfureuse brune et l'ingénue blonde dupliquées encore et encore pour le meilleur comme pour le pire, et heureusement remises en question. Impossible de ne pas citer Lynch de nouveau, non seulement au travers de Mulholland Drive mais aussi de Blue Velvet, Lost Highway et bien évidemment Twin Peaks. De son propre aveu obsédé par Short et Monroe, Lynch n'a eu de cesse de les invoquer pour mieux gratter le vernis de l'american way of life.



Ci-dessus : Isabella Rossellini en décalque du Dahlia et Laura Dern en innocente blonde dans Blue Velvet, la martyre Laura Palmer et sa candide cousine Madeleine (toutes deux interprétées par Sheryl Lee) dans Twin Peaks : Lynch entremêle encore et encore les deux archétypes, jusqu'à les fondre sous les traits de Patricia Arquette dans Lost Highway

    Dans une moindre mesure, la série Buffy Contre les Vampires (qui s'est toujours fait une joie de pervertir l'imagerie californienne) a elle aussi livré sa vision des choses en confrontant Buffy la blonde parfaite à Faith la brune borderline, chacune révélant les failles de l'autre avant qu'une Faith laissée pour morte, battue et tuméfiée ne prenne la place de Buffy dans un double épisode mémorable.

Et pour les trois du fond qui en douteraient encore : oui, Buffy est une série aux niveaux de lectures et aux grilles thématiques et philosophiques proprement inouïe

    Plus récemment, Edgar Wright jouait lui aussi de cette dualité dans l'excellent Last Night in Soho. S'il ne se déroule certes pas à Hollywood, Sandie la blonde y ravivait plus d'une fois le spectre de Marilyn afin que la brune Eloise ne saisisse le sombre prix à payer pour accéder à ses rêves... Ou y échapper.

L'image parle d'elle-même

    Il s'agit ici des plus évidents exemples, mais l'on pourrait aussi parler du Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino, Pearl de Ti West et bien sûr Blonde (le livre comme le film) pour souligner que l'heure semble être à la remise en question du dogme hollywoodien, cette tentation à laquelle même les meilleurs ont un jour succombé : Raymond Chandler, Bret Easton Ellis, Clive Barker, Stephen King, John Carpenter, William Friedkin, Paul Verhoeven, Rob Zombie et bien sûr David Lynch... Faut-il détailler tous ceux (et évidemment toutes celles) qui sont ressortis rincés des collines de Los Angeles ? Hollywood a vendu monts et merveilles aussi bien aux artistes qu'au public et, en ces temps troublés, la gueule de bois est rude.
    Bons Baisers de Los Angeles est cependant moins un coup de sang que la continuité thématique de Bad Voodoo, qui auscultait lui aussi les fondations et le revers des mythes qui ont forgé le monde moderne. Où reposent les espoirs de l'Ouest ? La réponse risque de vous déplaire. Revenir sur l'époque charnière où Betty Short hantait une Marilyn en pleine ascension dresse un état des lieux à même de déterminer qui avait le plus d'intérêt à transformer la Los Angeles des origines en ce gigantesque et improbable parc d'attractions qui divertit le monde depuis plus de cinquante ans. Car la montée en puissance de Hollywood va évidemment de pair avec la disparition de quartiers entiers, l'épuration de populations trop gênantes pour le sacro-saint progrès, et ainsi Bons Baisers de Los Angeles est-il à son tour un hommage aux pionniers trop vite enterrés, dont l'héritage galvaudé revient nous hanter. Pour citer Brad Pitt dans Fight Club :

    "On est les enfants oubliés de l'histoire mes amis. On a pas de but ni de vraie place, on a pas de grande guerre, pas de grande dépression. Notre grande guerre est spirituelle, notre grande dépression c'est nos vies. Le télévision nous a appris à croire qu'un jour on serait tous des millionnaires, des dieux du cinéma ou des rockstars mais c'est faux ! Et nous apprenons lentement cette vérité. On en a vraiment, vraiment plein le cul."

    Et merde.
    Encore une leçon de vie made in Hollywood.

Et pour que le bouquin soit un jour racheté par Hollywood (ou pas), cliquez donc ici !

04/11/2023

Alan Wake : déconstruction et pouvoir de la fiction

AVERTISSEMENT : CET ARTICLE RÉVÈLE DES ÉLÉMENTS D'INTRIGUE D'ALAN WAKE II ET TWIN PEAKS - THE RETURN.


   Relatif succès de 2010, le jeu vidéo Alan Wake développé par Remedy (sous la direction scénaristique et artistique de Sam Lake) a lentement mais sûrement acquis un tel statut qu'il a aujourd'hui droit à une suite aussi attendue que saluée. Les ténèbres du titre renfermeraient-elles quelque illumination ?

Suivez la lumière...

   L'on a beaucoup évoqué Stephen King au sujet d’Alan Wake, et à raison tant le jeu multiplie les références directes au maître au travers d'une intrigue qui lui est chère et qu'il a maintes fois exploré : celle de l'écrivain en perte de repères. Difficile de pas mentionner Shining, Fenêtre Secrète et surtout La Part Des Ténèbres lorsque l'on parle d'Alan Wake, victime du syndrome de la page blanche au point que son couple batte de l'aile, prisonnier de l'image qu'il s'est lui-même créée, et un peu trop porté sur l'alcool pour qu'on ne prête foi à sa vision des choses.

Les trois titres qui constituent sans doute le meilleur reflet de l'obsession de King pour la figure de l'écrivain paumé voire maléfique (Vue Imprenable sur Jardin Secret, qui a inspiré Fenêtre Secrète, est contenue dans le recueil Minuit 2)

   L'influence de King sur le jeu ne saurait être contestée, jamais limitée au coup de coude complice mais au contraire sublimée par celui qui l'imprègne plus encore : David Lynch, autre grand artiste obsédé par la remise en question de la réalité, les ténèbres en embuscade derrière le voile des apparences, et la capacité de l'art à distiller quelque magie pour ordonner le chaos. Deux créateurs complémentaires, qui usent d'environnements et de personnages parfois très similaires, et que Remedy s'acharne non seulement à synthétiser mais surtout à transcender par le gameplay en déjouant sans cesse les attentes pour déformer les codes et brouiller les pistes avec la même originalité que King et Lynch derrière leurs machines à écrire ou caméras.

Stephen King et David Lynch (et leurs regards perçants)

   Les références à l'œuvre lynchéenne semblent pourtant, de prime abord, aussi appliquées que vaines : Twin Peaks nous revient forcément en mémoire aux abords de Bright Falls, morne et embrumé petit patelin des montagnes dont le café-restaurant est un tel décalque du Double R que l'on y retrouve une serveuse toute aussi ingénue que Mädchen Amick. L'on pourrait aussi mentionner la société secrète qui veille sur la ville à la manière des Bookhouse Boys, la Dame à la lampe qui renvoie bien sûr à la fameuse Dame à la bûche ou même la série Night Springs dont les habitants de Bright Falls sont aussi accros que ceux de Twin Peaks à Invitation to Love, d'autant plus que les intrigues de ces séries fictives font un peu trop écho à ce qui se passe en ville. Une approche méta dont Alan est par ailleurs la parfaite incarnation tant par son métier (qui, apprendra-t-on, lui a permis d'œuvrer sur Night Springs) que par sa psychologie tourmentée suite à la disparition de sa femme, plongé dans une spirale si folle qu'elle est à priori incompréhensible. De ce point de vue, Alan tient d'ailleurs moins de quelque figure de Twin Peaks que d'un autre grand personnage lynchéen : Fred Madison, le jazzman maudit de Lost Highway.





Ci-dessus, de haut en bas : le Double R et le Oh Deer Diner, Shelly et Rose, la Dame à la bûche et celle à la lampe, les docteurs Hayward et Nelson, Invitation to Love et Night Springs... Quelques exemples des renvois directs du jeu à la série de Lynch & Frost

Fred Madison et Alan Wake, deux artistes tourmentés aux prises avec des forces qui les dépassent

   Ces emprunts certes savoureux se limiteraient cependant au basique hommage si Sam Lake, figure tutélaire de Remedy, ne s'était pas interrogé sur les mécanismes et surtout l'essence de l'œuvre lynchéenne pour les appliquer à son médium ; et ainsi Alan Wake prend-il moins plaisir à citer qu'à divulguer, ou plutôt ne pas divulguer, ses clefs de compréhension.

Sam Lake (et son regard perçant)

"La vie est très, très compliquée ; donc on devrait pouvoir faire des films tout aussi complexes."
- David Lynch

   Quiconque s'est déjà perdu dans une œuvre de David Lynch connaît la douce léthargie qui imprègne ses images et qui menace à tout instant de se briser (souvent au détour de banals éléments), si enivrant cocktail de crainte et de fascination qu'y replonger devient une nécessité. Ressenti contradictoire voire chaotique duquel Remedy extrait le plan de chacun des niveaux du jeu, l'envie et même le besoin de s'éloigner des sentiers toujours plus prégnants alors même que l'on se sait guetté par le Mal, le nébuleux level-design parsemé d'indicibles portes sur la logique qui sous-tend les ténèbres.

"Il y a une logique dans chacun de mes films, mais l’important c’est votre logique à vous."
- David Lynch

   Le joueur est peu à peu confronté à un sentiment qui surpasse la crainte somme toute viscérale d'affronter quelque possédé : préfère-t-il s'enfoncer dans la noirceur en quête d'indices toujours plus cryptiques et même illusoires, ou suivre docilement une intrigue si chaotique qu'elle laisse peu d'espoir à une résolution en bonne et due forme ? L'impasse est totale quel que soit votre choix et, avant de vous en rendre compte, l'attrait du mystère a pris le pas sur sa résolution : non seulement êtes-vous plongés dans l'Antre Noir mais surtout vous y complaisez-vous tel Alan dans les méandres de Cauldron Lake, à la recherche de sens dans un environnement toujours plus désordonné.

"C'est pas un lac, c'est un océan"... Et au fond, on y est bien

   Certains joueurs ont bien sûr reproché à Remedy de ne pas réellement conclure son histoire, de laisser planer nombre d’interrogations que la fausse suite Alan Wake’s American Nightmare n’aura pas résolu ; mais comme le dit Alan au début du jeu (en citant directement Stephen King) : "ce sont les mystères irrésolus qui nous obsèdent le plus". American Nightmare n’avait pas vocation à éclairer quoi que ce soit, pas plus que la saison 3 de Twin Peaks ne devait apporter une conclusion claire à la série... Et il en va de même pour Alan Wake II quant aux questions de son prédécesseur.

"Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d'une œuvre d'art qu'elle veuille dire quelque chose alors qu'ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien."
- David Lynch

   Ainsi cette suite répond-elle par d'autres questions en un objet aussi cryptique et néanmoins maîtrisé que The Return, saison 3 de Twin Peaks qui déjouait toutes les attentes du spectateur pour le confronter à sa façon d'appréhender la fiction et mettre en exergue son rapport au monde.


Œuvres jumelles ?
L'on notera le titre du livre d'Alan qui connecte toutes les intrigues du second volet...

   Les accointances entre les deux œuvres sont une fois de plus nombreuses, à commencer par un personnage principal coincé dans les limbes pendant que son double maléfique sévit dans le monde réel... Ou du moins ce qu'il en reste. Le joueur qui attendait, espérait se lover de nouveau à Bright Falls le paiera aussi cher que le téléspectateur qui guettait The Return telle une madeleine : la ville est crasseuse, pluvieuse, plus sombre que jamais, les évènements vénérés par le fan de la première heure telle une malédiction qui pèse sur les pauvres habitants. Le sympathique animateur radio Pat Maine est désormais sénile, les Old Gods of Asgard paient le prix de leurs excès, Rose est une vieille fille angoissée, la shériff Breaker a cédé la place à un incompétent cousin et la Dame à la lampe s'est muée en terrible boss de fin. Comme dans The Return, chaque élément autrefois chéri n'est plus que toxicité, faux-semblants ou même danger et comme dans The Return, la plupart des enjeux se dénoueraient plutôt loin de cette carte postale fanée, en l'occurrence dans une New York au chaos aussi exacerbé que son avatar des deux premiers Max Payne, autres fleurons de Remedy qui dissimulaient une pure histoire d'horreur derrière les apparats du roman / film noir.


Max Payne 1 et 2, et la New York d'Alan Wake II : ténèbres partout, lumière nulle part

   The Return guettait le dernier acte pour invoquer la nostalgie de Twin Peaks mais le fameux thème musical et les bonnes tasses de café chères à l'agent Cooper l'extirpaient moins du sombre labyrinthe de cette saison qu'ils ne l'y enfonçaient de plus belle, et Alan Wake II ne procède pas autrement : tout en reprenant les grandes lignes du gameplay d'origine, le jeu y adjoint une manière nouvelle d'appréhender les enquêtes qui n'est ni plus ni moins qu'une carotte, une vaine promesse de logique à laquelle le joueur s'accroche quand bien même certaines phases de jeu s'acharnent à nous faire comprendre que la conclusion sera déplaisante. Il est ainsi possible de remodeler les niveaux en usant de bribes de manuscrits écrits par Alan mais chaque modification se révèle pire que la précédente, toujours plus sombre, cruelle et parfois même gore sans que le joueur ne puisse réfréner sa soif de réponse claire. Et lorsque Alan Wake II ressuscite enfin les atours du premier volet en larguant Alan dans les bois avec une torche, un flingue, sa voix-off et son thème musical, le bonbon tant attendu se teinte d'un sale arrière-goût qui ne tarde guère à exploser.

Mr. C et Mr. Grincement, doppelgängers respectifs de Dale Cooper et Alan Wake, et véritables tricksters qui narguent l'obsession du spectateur / joueur à remettre en ordre ce qui ne l'a jamais été

   Véritable réflexion sur la création et sa réception par le public, Alan Wake II s'achève dans un pessimisme similaire à The Return : Cooper ramenait Laura Palmer au moment de sa mort et Alan Wake se révèle boss final, punition aussi sévère que nécessaire envers un public toujours trop porté sur la nostalgie, le fan-service et les formules clefs en mains. Dale Cooper et Mr. C ne font qu'un, Alan et Grincement aussi, et seule l'aveugle dévotion des fans leur permet d'étendre leur emprise sur le monde. Le joueur est ainsi ramené au niveau de la meurtrière secte qu'il a affronté tout au long du jeu, dévots incapables de comprendre que la magie contenue dans les manuscrits d'Alan tient moins à son créateur qu'à son style, son art d'invoquer plus grand et vaste que lui, ce que les mots ne disent pas mais hurlent à ceux qui savent les écouter.

Séparer l'artiste de l'homme, tout ça...

   Mais la punition est-elle si sévère, ou répond-elle simplement au vieil adage qui assure que qui aime bien châtie bien ?
   À l'inverse des franchises et déclinaisons commerciales lénifiantes et formatées qui sont devenues la norme, Alan Wake II est au fond le premier à se mettre en danger, à multiplier les idées et les pistes quitte à basculer ou s'égarer, à questionner ses mécanismes pour sans cesse célébrer l'insaisissable magie de la fiction tant il croit en vous, en votre intelligence et votre sensibilité, en votre capacité à l'appréhender comme il se doit pour aller au-delà du besoin de conclusion vite jouée vite oubliée.
   Alan Wake II est une œuvre qui use de la métatextualité pour remettre le receveur au centre de l'équation au travers d'un dialogue, un débat, un rappel que l'art est avant tout un langage et donc une forme de communication, un voyage qui tente encore et encore de remettre de l'ordre dans le chaos... Un peu comme un certain écrivain seulement muni d'une lampe-torche, de son esprit et d'une machine à écrire somme toute plus ravageuse qu'un flingue. Rarement jeu aura été si à propos, et donc si immersif... Ou l'inverse ?

"On n’est pas obligé de comprendre pour aimer. Ce qu’il faut, c’est rêver."
- David Lynch

26/11/2022

Plus à l'aise dans les ténèbres : gloire et décadence du Punisher

 "Depuis que la pègre a massacré sa famille, Frank Castle a déclaré la guerre aux criminels sous le nom du Punisher. Et la liste de ses victimes s'allonge sans cesse..."
Tel est l'encadré qui ouvre nombre de numéros du Punisher. Suffisant pour résumer le personnage ? Si tel était le cas, cet article n'existerait pas... Antagoniste, protagoniste, second couteau, personnage principal, héros, ennemi, anti-héros, figure subversive, objet de culte, source de polémiques, symbole, icône : rarement personnage de comics aura réussi à cumuler tant de qualificatifs avant que l'establishment ne parvienne enfin, ou plutôt hélas, à le réduire en figurine désincarnée et aseptisée. Comment en est-on arrivé là, et en quoi les ténèbres du Punisher éclairent-elles les époques qu'elles ont parcourues et parfois même contaminées ? Éléments de réponse.

Frank Castle vous invite dans son joyeux univers


PREMIERS PAS

   C'est dans le Spider-Man de février 1974 que le Punisher vient au monde sous l'impulsion de Gerry Conway, scénariste resté célèbre pour avoir tué l'innocence de la BD US six mois auparavant en jetant Gwen Stacy du haut d'un pont sans que son bien-aimé Spider-Man ne parvienne à la sauver. Avec cette planche à la noirceur radicale et à la violence douloureuse, Conway entrouvrait les portes de l'industrie à des artistes qui n'auront de cesse de repenser le médium au travers d'une approche plus sombre, adulte, et surtout frondeuse. Sans ce coup du lapin, sans ce "snap" si marquant, pas sûr qu'Alan Moore, Todd McFarlane, Frank Miller ou Garth Ennis (entre autres) auraient connu des carrières si fructueuses. Il faut d'ailleurs noter que Miller et surtout Ennis joueront un rôle majeur dans la renommée du Punisher, mais j'y reviendrais.

La fin de l'innocence

   Après avoir orchestré la vengeance de Spider-Man au travers d'une bataille à la violence pour l'époque inédite (et dont Sam Raimi saura se souvenir pour son premier film consacré à l'Araignée), Conway déchaîne de nouveau les ténèbres par le biais du Punisher : Frank Castle, tout juste revenu du Viêt Nam, profitait d'un pique-nique à Central Park lorsque ses gosses furent témoins d'un règlement de comptes entre mafieux qui emporta sa famille. Sévèrement blessé mais toujours vivant, inconsolable mais incapable de cerner l'identité précise du ou des tireurs, Castle endosse alors l'identité du Punisher pour partir en croisade contre la criminalité dans son ensemble, catégorie dont fait à l'époque partie un Spider-Man très souvent opposé aux autorités qui le considèrent comme une menace. La confrontation entre les deux hommes a cela d'intéressant que le trauma fondateur du Punisher fait parfaitement écho à celui du Tisseur et surtout aux idées noires qui l'assaillent depuis la mort de Gwen, miroir déformé d'autant plus pertinent que Peter Parker et Frank Castle proviennent de la même middle-class blanche attachée aux valeurs américaines. Mais tandis que Spider-Man canalise tant bien que mal sa douleur en restant dans les clous de la bienséance, le Punisher ne voit aucune objection à laisser exploser sa colère. Cette opposition qui définit le rapport du Punisher avec des super-héros considérés comme d'inconséquents boy-scouts accouche cependant d'une éloquente zone grise où les deux hommes conviennent d'une trêve, Spidey étant contraint de se réévaluer devant une incarnation aussi réaliste et donc dévastatrice de ses propres névroses.

"I'm not a murderer, I'm one of the good guys. I think."
Phrase lourde de sens après la tragédie du pont George Washington

   Il est également important de préciser que le Punisher apparaît dans un contexte socio-politique particulier, marqué tant par la remise en cause du bourbier vietnamien que par une violence urbaine alors signifiée par des films tels que L'Inspecteur Harry (sorti trois ans plus tôt) ou Un Justicier Dans la Ville (qui lui sortira en cette année 1974). En définissant Frank Castle comme l'un de ces anti-héros solitaires et réfractaires à la bonne conscience, comme un mal nécessaire et surtout comme un vétéran du Viêt Nam, Conway le mue immédiatement en symbole d'une époque sombre, violente, désenchantée, loin des utopies hippies qui ne sont plus qu'un souvenir. L'héroïsme blanc d'un Spider-Man est donc considéré avec un œil certes attendri mais jamais dupe, et l'absence de pouvoir tout comme la radicalité du Punisher remettent violemment en question la narration même des comics : avec lui, pas de plans grandiloquents exposés en long et en large ni d'acrobaties aériennes ou de bons mots placés au bon moment. Le Punisher débarque, tire, et se barre. Et si son opposant résiste, il dégaine un autre flingue et repart à l'assaut sans dégueuler un mot. Le Punisher est l'incarnation de l'esprit guerrier de l'Amérique, extirpé des jungles d'Asie pour s'imposer à celle de New York telle une mauvaise conscience trop longtemps refoulée. Un statut qui aurait probablement été différent si le personnage s'était nommé l'Assassin tel que prévu au départ, avant que Stan Lee ne mette son grain de sel en suggérant le nom de Punisseur. Raison officielle : ce sobriquet est plus nuancé que celui qui aurait présenté Castle en bête tueur. Raison officieuse : ce vieux roublard de Lee, à qui l'on peut reprocher des tas de choses mais qui a toujours su pressentir les attentes et les besoins de son époque, entrevoyait déjà le potentiel artistique et bien évidemment commercial d'un personnage qu'il tenait donc à affubler d'un nom plus déposable que le trop courant Assassin.

L'atmosphère du début des 70's : le Peace 'n' Love est bien loin

   Et les lecteurs de lui donner raison : le Punisher est si réclamé qu'il apparaît en guest dans des titres aussi prestigieux que X-Men ou même Captain America jusqu'au début des 80's, où il croise alors la route de Daredevil sous l'impulsion d'un certain Frank Miller.
   Avant d'aller plus loin, il faut bien comprendre que le run légendaire de Miller sur Daredevil contenait tous les germes qui feront la renommée, mais aussi la controverse, de cet artiste si particulier. Sa sensibilité que d'aucuns qualifieraient avec simplisme de droitarde accouchera de chefs-d'œuvre tels que The Dark Knight Returns (peu de temps après son passage sur Daredevil, d'ailleurs), Batman Year One et surtout Sin City, dont Daredevil constitue en quelque sorte un brouillon où l'on retrouve tous les archétypes et tropes que l'homme approfondira dans sa ville du vice et du péché. Car ce qui obsède ce créateur, le thème qu'il aborde au travers d'une approche radicale qui lui vaut autant d'admiration que de mépris, a toujours été celui de la justice, y compris dans ses aspects les plus polémiques. À dire vrai, surtout s'ils sont polémiques. Miller ne l'a jamais caché, et son Batman eastwoodien est là pour le prouver : il admire la figure du vigilante en général et de l'Inspecteur Harry en particulier, et nombre de personnages masculins de Sin City obéissent avant tout à la notion d'auto-justice avec ce que cela charrie de merde à remuer. Thématiques sociales et politiques ont toujours été traitées sans faux-semblants par Miller, et nulle surprise à ce qu'il se soit donc penché sur la figure du Punisher pour mettre en exergue l'approche bienveillante voire hypocrite de Daredevil. Au travers d'apparitions aussi sporadiques que pertinentes, Miller se sert de Frank Castle pour explorer, nuancer et finalement démonter l'essence culturelle et même politique du super-héroïsme. Si Conway pavait la voie aux ténèbres, Miller leur déroule le tapis rouge. Rouge sang, évidemment.

Le Punisher de Miller, et sa réponse pour le moins cinglante aux objections de Tête-À-Cornes


HEURE DE GLOIRE

   Est-ce la raison pour laquelle Marvel refuse obstinément d'accorder une série régulière au Punisher, en dépit de la demande croissante des lecteurs ? À la décharge de l'éditeur, il faut bien admettre que le personnage s'inscrit dans une tradition de bébés monstrueux qui ne demandent qu'à quitter leurs étroits berceaux : il y eut avant lui Spider-Man (totalement hors-normes pour son époque) et il y aura ensuite Deadpool ou, du côté de chez DC, Harley Quinn et Lobo. Des seconds couteaux aux caractères atypiques, loin des conventions du genre, dont l'audace redéfinit tant les codes du médium qu'ils séduisent les lecteurs mais rebutent les instances toujours réticentes à perdre le contrôle, d'autant plus si ces figures sont portées par des artistes aux fortes personnalités. Dans le cas du Punisher, c'est un jeune chien fou, Steven Grant en l'occurrence, qui harcèle tant ses patrons que l'un d'eux finit par céder non sans que ses associés lui laissent entendre qu'il s'agirait là d'un bon prétexte de le virer du staff ; prix à payer pour que le Punisher connaisse enfin la consécration d'une mini-série qui reste une référence.
   Sortie en 1986, Cercle de Sang se distingue du tout-venant des comics Marvel par son approche ultra-réaliste héritée du roman noir : aucun super-héros à l'horizon, aucune guerre interstellaire ni même la moindre évocation de quelque élément fantastique, mais un homme seul qui partage ses pensées les plus cyniques et désespérées tout en dézinguant avec sécheresse mafieux et politiciens corrompus dans un univers carcéral des plus poisseux. Ça jure, ça se balance les pires crasses, les pires menaces et les pires coups bas, et les trognes patibulaires y croisent des masques de bienveillance écœurants que le Punisher se fait un plaisir d'abattre. Le bébé dorloté par Conway et Miller a bien grandi et son message est clair : la rigolade est finie.

"Bonjour, je viens niquer vos derniers espoirs."

   Le choc est conséquent pour les lecteurs comme pour l'éditeur, qui saisit enfin le potentiel commercial du personnage sans être pour autant fichu d'appréhender son essence. Une série sobrement intitulée The Punisher est certes lancée dans la foulée de Cercle de Sang mais Marvel lui impose ses contraintes et lieux communs habituels, et c'est ainsi que deux spin-offs titrés War Journal et War Zone ne tardent pas à l'accompagner : la continuité y est réduite au minimum afin que les artistes y déploient leurs visions, et ces voies de garage auront tant de succès qu'elles demeurent des références à l'heure actuelle. War Journal se définit par une tonalité assez dépressive entrecoupée de réguliers flash-backs du fatidique pique-nique à Central Park tandis que War Zone tape dans la violence la plus décomplexée, la bête échappe toujours à Marvel, mais peu importe : tant que l'argent rentre, l'éditeur ferme les yeux.

Deux salles, deux ambiances (complémentaires) :
l'introspection de War Journal, le déchaînement de War Zone

   La série War Zone sera même marquée d'une petite perle avec Rivière de Sang, où Chuck Dixon et Joe Kubert noient le Punisher dans le marasme des guerres balkaniques : tous les camps sont occupés par d'indiscernables pourris sans que le Punisher ne s'en émeuve outre mesure, et ainsi le récit devient-il le premier à explorer avec pertinence le rapport d'amour / haine que Frank Castle entretient avec un environnement guerrier.
   Mais c'est bel et bien l'indispensable Steven Grant, toujours aidé du dessinateur Mike Zeck, qui offre au Punisher son premier chef-d'œuvre : Zéro Absolu (Return to Big Nothing en VO, sorti en 1990), qui voit Castle affronter les fantômes de son passé pour mieux égratigner une Amérique toujours plus corrompue. Bas-fonds et hautes instances sont renvoyées dos à dos au cours d'une noire et sanglante enquête sur un trafic d'armes, que le Punisher conclut d'une véritable profession de foi marquée d'un mélange de désespoir et de colère : "Ils se moquent des lois. Les riches, qui les détournent au gré de leurs caprices. Et les autres, ceux qui n'ont rien à perdre et qui se fichent de leur propre vie comme de celle d'autrui. Tous ces gens qui se croient au-dessus des lois, ou en-dehors, ou au-delà. Pour eux, les lois ne servent qu'à faire tenir les honnêtes gens tranquilles. Et ils rient. Ils se moquent des lois. Mais moi, je ne les fais pas rire." S'il fallait retenir une seule tirade pour définir le personnage, la voilà.

Rivière de Sang et surtout Zéro Absolu, deux monuments qui feront toujours date


1989 : PREMIER FILM

   À la fin des 80's, celui qui n'était qu'un second couteau sur lequel peu de gens misaient atteint une telle apogée médiatique qu'il est le deuxième personnage Marvel à être adapté au cinéma (le précédent étant Howard le Canard dans un mémorable nanar produit par George Lucas en 1986). Une prouesse d'autant plus admirable que le personnage est encore jeune, mais le contexte culturel et même politique de l'époque ne pouvait qu'être friand de Frank Castle : Reagan est toujours président, Eastwood vient de relancer avec succès L'Inspecteur Harry, Stallone domine le box-office avec des Rocky, Rambo ou Cobra en concurrence directe avec les Predator et autres Commando de son frère ennemi Schwarzenegger, Bruce Willis vient d'exploser avec Piège de Cristal tandis que Jean-Claude Van Damme commence à se tailler une réputation et que Steven Seagal s'est fait un nom avec Nico. En clair : nous sommes à l'époque bénie du remodelage de margoulettes à grands coups de tatanes ou de volées de plombs arrosées d'insultes diverses et variées. Seagal se montrera d'ailleurs très intéressé par le rôle du Punisher, avant que New World Pictures ne jette son dévolu sur l'encore plus mastoc, monolithique et surtout charismatique Dolph Lundgren, découvert quelques années plus tôt dans Rocky IV (on reste dans les références de bon goût). Cette année 1989 marque également un tournant dans la façon d'appréhender les comics, grâce à un certain Tim Burton et à sa vision gothique du plus célèbre des justiciers : je parle bien évidemment de Batman, auquel il est difficile de ne pas comparer ce Punisher réalisé par Mark Goldblatt (qui avait précédemment bossé sur Terminator, Commando, Rambo II et RoboCop, ce qui en faisait donc un choix plutôt judicieux).
   Il faut bien comprendre qu'à l'époque, l'état des lieux des adaptations de comics est plutôt catastrophique : le superbe Superman de Richard Donner est hélas entaché de suites toujours plus médiocres (et je reste gentil en ce qui concerne Superman IV), tandis que Batman est resté dans les mémoires pour s'être bastonné avec un requin en plastique dans le film des 60's. Si la version Burton va grandement relever le niveau en proposant une vision beaucoup plus mature du personnage, son Batman n'est pas encore aussi sombre que dans la suite qu'il réalisera trois ans plus tard tant ce premier volet reste marqué de certaines errances cartoonesques qui entachent l'atmosphère générale. Une erreur que ne commettra pas le Punisher de Goldblatt, mais qui explique cependant son échec commercial.


   Le scénariste Boaz Yakin doit certes composer avec un matériau de base somme toute restreint (la série régulière du Punisher n'a alors que trois ans), mais ce qui aurait pu être une faiblesse sera pourtant une bénédiction : sans matériel à dégraisser, contraint d'aller droit au but, Goldblatt et Yakin font de leur Punisher un pur polar sec, hargneux, crasseux et, peut-être à son corps défendant, nihiliste. En somme : le traitement parfait pour le personnage. Goldblatt a de plus l'intelligence de dissimuler le Punisher durant le premier acte afin de se concentrer sur la terreur qu'il inspire, le nimbant d'une éloquente aura de croque-mitaine qu'il peut ensuite déconstruire en le confrontant à ses actions, ses objectifs et surtout ses méthodes sans pour autant se permettre le moindre jugement : à l'instar des modèles avoués (et logiques) que sont L'Inspecteur Harry et Un Justicier Dans la Ville, le film décortique avec pertinence un personnage qui n'est jamais que le symptôme du monde moderne.
   Trop dépressif pour affronter le phénomène Batman, trop nuancé pour concurrencer l'action décomplexé d'un Steven Seagal, ce Punisher ne pouvait que se vautrer... D'un strict point de vue commercial du moins, puisqu'il est désormais admis que ce film pour le moins avant-gardiste a ouvert quelques pistes artistiques : sans lui, pas sûr que des comic-book movies aussi sombres que The Crow, Blade ou même le récent Joker aient vu le jour. Même sans cartonner, le Punisher restait donc assez balèze pour réécrire le paradigme.

Dolph Lundgren fait valoir ses arguments


ERRANCE ET RENAISSANCE

   L'échec commercial du film de 89 marquera cependant un certain déclin, encouragé par les sempiternels moralistes qui fustigent la violence d'un Punisher qui, à les écouter, corrompt la jeunesse et provoque des vagues de violence. Tout l'inverse de ce que le titre défend, mais il est bien connu que les imbéciles préfèrent regarder le doigt plutôt que la lune... Les trois séries s'arrêtent donc les unes après les autres, et le milieu des 90's est à peine marqué par un discret Punisher Year One qui, sans égaler le Batman Year One de Frank Miller dont il s'inspire ouvertement, à au moins le mérite de fixer une vraie ligne narrative quant aux débuts du justicier. La dernière journée fatidique au parc avec toute sa famille, le réveil douloureux à l'hôpital, le rapport ambivalent avec la police, les premières purges mafieuses et surtout le terrible affrontement où il lacère le visage de sa nénémis Billy Russo pour le transformer en Jigsaw : toute la mythologie de base du Punisher est habilement contenue dans ce sympathique polar qui servira de Bible pour toutes les adaptations à venir.

Bon par contre côté esthétique, les 90's étaient pour le moins... particulières

   On ne peut en dire autant du catastrophique Punisher Purgatory, tentative de résurrection aussi littérale que stupide : extirpé de sa tombe par des anges, Frank Castle se retrouve affublé de flingues mystiques colorés au Stabilo pour aller castagner des démons et dépatouiller quelque incompréhensible complot divin. On sent bien l'influence du Preacher de Garth Ennis qui est alors en train de cartonner chez Vertigo, à ceci près que ce Punisher n'a de profond que la connerie qui le transforme en une sorte de figurine de contrefaçon destinée à toute la famille. Premier sabotage de Marvel, et malheureusement pas le dernier...

Jésus II, le Retour

   Tant qu'à lorgner sur Garth Ennis, autant embaucher Garth Ennis. C'est probablement ce que s'est dit Joe Quesada, alors rédacteur en chef d'une Marvel proche de la faillite. La déconfiture est telle que les financiers répondent amen à n'importe quelle idée aussi audacieuse soit-elle, et il faut reconnaître à Quesada d'avoir usé de sa carte blanche avec discernement puisque le label Marvel Knights dont le Punisher est l'une des tête de gondole sera un succès colossal doublé d'une franche réussite artistique. Le choix d'Ennis pour (re)donner ses lettres de noblesse au justicier était cependant une évidence (et pas seulement à cause du cas Purgatory) : l'homme est connu pour son ton irrévérencieux et son appétence pour les récits de guerre ; et il est surtout capable, plus que n'importe quel autre auteur de comics, d'analyser, de déconstruire et de resituer la figure du justicier impitoyable. Sans doute est-ce d'ailleurs la thématique la plus récurrente de son œuvre : très influencé par Clint Eastwood dont il vénère la filmographie, sa carrière est traversée de personnages masculins aussi forts que faillibles, aussi déterminés que dangereux, et aussi toxiques qu'attendrissants. Contrairement à ce qu'affirment certains de ses détracteurs, les blagues vaseuses d'Ennis, ses idées gores complètement perchées, ses déchaînements de violence et ses scènes de sexe qui lorgnent parfois sur la pornographie ne sont jamais qu'un outil pour décortiquer, avec une profondeur rare, le patriarcat et la notion même de masculinité. Du Jesse Custer de Preacher au Billy Butcher de The Boys, son œuvre est parsemée d'hommes fascinants car cabossés, détraqués, et attachés à leur éthique comme une ultime bouée de sauvetage. Il était donc certain que son travail sur le Punisher ferait date.

Garth Ennis et son sourire en coin qui souligne les idées timbrées qui agitent sa tête

   Accompagné du légendaire Steve Dillon aux dessins, Ennis commence en douceur... Du moins, autant qu'il en soit capable : son Punisher taille dans le vif du sujet en massacrant des mafieux à la chaîne dans un joyeux délire gore agrémenté de punchlines mémorables, affronte des bad guys tous plus improbables les uns que les autres (la mafieuse Ma Gnucci réduite en femme-tronc, le colossal Russe aux imposantes prothèses mammaires), et ridiculise Spider-Man ou Wolverine sans prendre de gants.
   Mais peu à peu, sans véritable préavis, le rire gras cède la place aux récits noirs à l'angle naturaliste. Méthode typique d'Ennis : tout démolir et tout remettre à plat avec la fougue d'un sale gosse qui vous refile au final une pilule amère au lieu du bonbon promis. Avant même qu'on ne l'ait vu venir, Daredevil est si violemment confronté à sa morale bancale qu'il manque de virer meurtrier, les flics ripoux battent leurs femmes sous l'œil d'un Punisher prêt à exploser, les SDF se font engloutir par une New York désincarnée et les curés ne sont jamais que des illuminés prêts à massacrer tous ceux qui s'éloignent du "droit" chemin. Les histoires se font de plus en plus dépressives, en particulier l'âpre polar Fratrie ou le néo-western sauvage Les Rues de Laredo ; et Ennis conclut logiquement son premier run en envoyant Spider-Man, Daredevil, Wolverine et même Hulk se faire foutre par un Punisher plus radical que jamais. L'héroïsme est mort, l'espoir est mort, et les choses sérieuses vont pouvoir commencer car en démolissant l'héritage de Marvel, Ennis aura tant contribué à sa résurrection qu'il obtient les pleins pouvoirs sur une nouvelle série totalement dédiée au public adulte. Mais pas avant que l'ingrate machine capitaliste n'use ou plutôt n'abuse de ce flamboyant Punisher...

S'il ne fallait vraiment retenir que deux titres de cette période : Fratrie et son approche digne de James Ellroy, et Les Rues de Laredo qui revisite la mythologie de l'Ouest pour réécrire celle du Punisher


2004 : DEUXIÈME FILM

   La nouvelle adaptation du Punisher sort au moment même où Ennis achève son run sur Marvel Knights, titre dans lequel le métrage n'hésite pas à piocher quelques éléments marquants : les voisins de Frank qui constituent son ultime attache à la société, le Russe et sa dangerosité, et surtout une tenue qui opte pour un simple t-shirt à tête de mort par-dessous l'imper de cuir, loin de l'épais kevlar des premières versions du personnage. Problème de taille : le film ne récupère ces éléments que pour les dévitaliser, afin de dépeindre un Frank Castle qui n'a de Punisher que le nom.


   Passe encore que Castle se fasse offrir le fameux t-shirt par son jeune fils dans une séquence hallucinante de mièvrerie. Passe encore que le Russe ressemble plus à un modèle pour Le Mâle de Jean-Paul Gaultier qu'à un tueur psychopathe, et qu'il bastonne Castle pendant que ses voisins s'agitent comme des cons sur de l'opéra (scène censée faire rire... enfin, je crois). Passe encore les énormes incohérences, comme lorsque Frank s'expose à une armada de journalistes tout en planifiant une guerre discrète contre le crime (balance ton adresse, ton mail et ton numéro de sécu dans le journal de 20h, ça ira encore plus vite mon pote). Mais lorsqu'il retouche de fond en comble les origines et surtout les méthodes du soi-disant Punisher, le film ne cache plus ses tristes visées : être un produit acceptable, consommable, et qui n'a donc aucune intention de s'interroger sur l'existence par nature subversive du justicier.
   Ainsi donc, pas de fusillade arbitraire pour expliquer la mort de la famille Castle mais une vendetta que Frank a plus ou moins provoquée (on croit rêver !), histoire de lui refiler un ennemi bien défini qui l'empêchera de facto de remuer les bas-fonds et de démastiquer toutes les gueules qui ne lui reviennent pas. En lieu et place, Castle manipule ses adversaires pour qu'ils se butent entre eux (faudrait pas se salir les mains), confisque le couteau du type qui agresse sa voisine en lui disant de ne pas recommencer (faudrait pas passer pour radical), vit une simili-histoire d'amour complètement insipide avec ladite voisine (faudrait pas croire qu'il est méchant), et torture un bad guy en le tartinant... de crème glacée. Ce n'est pas une blague : Castle allume un chalumeau pour le bluffer, lui passe un esquimau sur le corps en expliquant que la brûlure "refroidit les terminaisons nerveuses", et révèle la supercherie en lui foutant la glace dans la bouche. Parce qu'il faudrait pas être effrayant non plus, c'est pas comme s'il était en croisade, n'est-ce pas ? Peu importe que le bougre ne scande lors des dernières secondes qu'il est le Punisher et que ça va chier sévère : vous en serez toujours pour vos frais longtemps après le générique de fin (heureusement rythmé par une bonne B.O. metal, seule chose à sauver de ce marasme).

Tom Jane : son regard bovin, son arme en plastique, son t-shirt de cosplayer, sa crédibilité proche du néant

   Dans l'esprit du pauvre spectateur, une question explose alors telle une balle tirée à bout portant (mais sûrement pas par cet incapable de Tom Jane) : comment un truc pareil a pu voir le jour, d'autant plus que l'on retrouve Gale Ann Hurd à la production (fidèle collaboratrice de James Cameron, notamment sur Terminator) et surtout Jonathan Heinsleigh derrière la caméra, scénariste reconnu pour Une Journée en Enfer, Rock et Les Ailes de l'Enfer ? À l'époque, peu d'éléments de réponse. En revoyant le film aujourd'hui, on note la présence à la production d'un certain Kevin Feige, devenu depuis la tête "pensante" du Marvel Cinematic Universe. De là à dire que tout s'éclaire, il y aurait un grand pas à franchir... Mais il n'empêche que l'on retrouve chez ce Punisher nombre de tares à l'époque conspuées et aujourd'hui encensées dans n'importe quelle bouse des studios. Déduisez-en ce que vous voulez sur les goûts du public actuel.

À noter cependant le très bon jeu vidéo co-écrit par Garth Ennis et sorti l'année suivante, fausse suite / remake du film mais vrai façon de corriger le tir


PUNISHER MAX, LE JOYAU

   Pour l'heure, loin des alcôves où se décident l'avenir de boîtes telles que Marvel, Ennis a tout loisir de sublimer ses obsessions dans une nouvelle mouture intitulée Punisher MAX, détachée de toute continuité super-héroïque et surtout de toute censure : injures, nudité et violence extrême y sont autorisées, et Ennis va se faire une joie de les employer avec la pertinence qui le caractérise pour enfin conférer toute sa valeur au justicier de New York.

Les couvertures de Tim Bradstreet pour la série sont toutes plus magnifiques les unes que les autres

   Le naturalisme inhérent à l'œuvre de l'Irlandais guide mais surtout unit avec cohérence chaque approche de Punisher MAX, qu'il s'agisse d'une peinture sans concession de la guerre du Viêt Nam et de ses conséquences socio-culturelles, des magouilles de la classe politique US, de la violence des gangs de rues, et du prix payé par les femmes pour survivre dans un monde impitoyable. Mais ce qui est vraiment fabuleux dans Punisher MAX, et qui l'élève à un niveau rarement voire jamais atteint par un titre mainstream, est sa capacité à dépeindre avec subtilité un Punisher qui est à la fois victime et bourreau de son environnement. Formaté par la guerre, et si incapable de s'en détacher qu'il l'importe à New York. Condamnant la violence aveugle des gangs, et pourtant plus sanguinaire qu'eux. Fustigeant les Russes prêts à déclencher une nouvelle guerre mondiale, mais incapable d'obéir aux barbouzes ricains au risque de précipiter les évènements. Écœuré par les sévices infligés à des enfants tout en torturant des délinquants adolescents. Sensible au sort de pauvres femmes kidnappées en Europe de l'Est pour alimenter les bordels new-yorkais, et cependant désigné comme faiseur de veuves par des épouses éplorées qui le lui feront chèrement payer. Ce Punisher évolue dans une zone toujours plus grise, une constante inversion des valeurs qui dresse un tableau désespérant de la société moderne, et qu'il résumera avec sécheresse à une fliquette qui lui renvoie un trouble reflet : "le haut est en bas et le noir est blanc. Un matin, c'est comme ça qu'on voit le monde."
   Ce terrifiant jeu de miroir culmine lors des derniers numéros, tout d'abord avec l'apparition d'une sorte de Lady Punisher qui le pousse à réévaluer les fondations même de son existence ; et surtout grâce à l'irruption de Barracuda, machine à tuer qui noie son trouble passé dans une rivière de sang. L'affrontement entre les deux monstres s'articule en toute logique autour d'une femme morte et de sa fillette, faible rayon de soleil pour laquelle Castle puise dans ce qu'il a de pire en lui afin d'arracher la victoire. Lessivé mais triomphant : toute l'ambivalence du personnage est contenue dans les dernières pages, trajectoire logique d'un homme ni bon ni mauvais, à la fois attiré et repoussé par les gens biens tout autant que par les pourris. Un type qui ne cherche somme toute qu'à rester fidèle à ses principes dans un monde complètement largué, qu'il traverse comme le fantôme d'illusoires jours meilleurs. Ennis termine sa prestation sur les rotules, et le lecteur avec lui : difficile de retourner vers le tout-venant des comics lorsqu'un auteur a si bien rencontré son sujet, lorsqu'il s'y est penché avec une telle pertinence et une telle passion. Ce Punisher est plus palpable qu'aucun de ses collègues de papier, plus humain et donc plus nécessaire, fruit d'une démarche artistique si aboutie qu'elle donne ses lettres de noblesse non seulement au personnage mais aussi à la BD US.

Sans doute les trois albums les plus marquants de cette période monumentale : Le Tigre où Ennis décortique l'enfance de Frank Castle tout autant les images fantasmées de l'Amérique des 50's, Le Faiseur de Veuves qui nuance avec brio l'image viriliste du Punisher, et La Longue Nuit Froide qui restera à jamais le récit le plus viscéral que le personnage ait connu


2008 : TROISIÈME FILM

   Avec un Punisher MAX toujours en cours lors de la pré-production de ce qui est encore envisagé comme The Punisher 2, difficile de rester sur une tonalité family-friendly. Ainsi débute un véritable chaos de départs, d'arrivées et de divergences créatives qui aboutira par miracle à ce Punisher War Zone qui, malgré ses imperfections, demeure une réjouissante synthèse de la carrière du personnage.


   L'influence de Punisher MAX est ici évidente, au point que l'on puisse considérer le Jigsaw du film comme une version inavouée du Nicky Cavella d'Ennis : non seulement les deux mafieux sont entourés des même hommes de mains, mais les méthodes du Jigsaw de la réalisatrice Lexi Alexander diffèrent trop de celles de son modèle officiel. Ainsi vaut-il mieux le considérer comme un symbole qui a pour objectif de souligner les thématiques initiées dans les 80's par Steven Grant, et transcendées par Garth Ennis dans les années 2000. Jigsaw est ici un miroir on ne peut plus déformé de la psyché et des méthodes de Frank Castle, et si ses origines sont clairement repompées sur celles du Joker version Nicholson, le procédé aussi grossier soit-il n'en démontre pas moins son efficacité tout au long du métrage : la confrontation entre les deux hommes déchaîne un chaos aux frontières toujours plus troubles, véritable zone de guerre où toutes les parties se rendent coupables des pires coups bas. Le film est certes un rude bordel visuel qui part dans tous les sens, mais cette agressivité n'en reste pas moins en accord avec l'essence du personnage.
   À défaut d'atteindre l'explicite rudesse du film de 89 par la faute d'une production houleuse marquée de ruptures de ton heureusement rarissimes et d'un manque de budget hélas plus évident, Punisher War Zone demeure un film habité d'une hargne et surtout d'une passion palpable pour les travaux de Steven Grant et Garth Ennis. À l'heure où les adaptations s'apprêtaient à suivre Iron Man dans une formule facilement duplicable car inoffensive, il faut reconnaître à War Zone d'avoir démontré une audace aussi salutaire que suicidaire. Une belle définition du Punisher, en somme.

Ray Stevenson, très habité dans des décors crasseux toujours très bien utilisés


L'APRÈS ENNIS

   Autrement dit, là où les choses se gâtent. Lorsqu'un artiste révolutionne le personnage qu'on lui soumet, les séquelles sont toujours difficiles à gérer : à titre d'exemple, le légendaire run de Todd McFarlane sur Spider-Man imprègne les mémoires depuis près de quatre décennies, et il aura fallu attendre l'arrivée de Kevin Smith sur Daredevil pour effacer (en partie) le souvenir de Frank Miller. Aussi éloquents soient-ils, ces cas ne pèsent pourtant rien face à un Punisher désormais trop éloigné des conventions marveliennes pour être tout aussi déclinable que ses collègues. Or, en cette seconde moitié des années 2000, l'heure est à l'expansion et aux plans globaux étalés sur plusieurs décennies, d'autant plus qu'une certaine souris aux grandes oreilles et aux dents longues pointe le bout de nez. Et si Disney jurait alors ses grand dieux que son rachat n'altérerait jamais le processus créatif de la Maison des Idées, le temps nous a depuis prouvé qu'ils nous prenaient vraiment pour des cons. Un personnage aussi radical, désenchanté, rebelle, individualiste et donc inclassable que le Punisher se posait immédiatement en épine dans le pied de Mickey : aussi profitable soit-il sur le plan financier, l'essence du justicier n'aurait jamais pu s'accorder au lissage family-friendly d'une gigantesque entité commerciale, d'autant plus que commençaient alors à émerger quelques polémiques sur la récupération militaire ou policière du personnage.
   Petit aparté : cette récupération et même cette omniprésence de la fameuse tête de mort en Irak a été traitée avec une grande subtilité par Clint Eastwood dans le superbe American Sniper, au travers du portrait de l'ambivalent Chris Kyle (interprété par Bradley Cooper). Sans jugement, sans se sentir obligé d'asséner une morale aux gros sabots, Eastwood étudie les mécanismes de la guerre et le mental des soldats avec une pertinence naturaliste qui n'est pas sans rappeler Punisher Born, où Garth Ennis s'interrogeait lui aussi sur l'attrait que des hommes plongés dans un chaos insensé peuvent éprouver envers une figure contestable. Selon la formule consacrée en pareil cas : les grands artistes se reconnaissent entre eux.

Punisher Born et American Sniper, œuvres plus jumelles qu'il n'y paraît

   Mais peu importe qu'aucun des auteurs du Punisher n'ait jamais encensé la guerre et encore moins les brutalités policières, peu importe que le Punisher ne soit jamais aussi violent qu'en pointant avec justesse des problèmes bien réels sur lesquels personne ne daigne vraiment se pencher, et peu importe même que son logo ne soit récupéré que par une minorité complètement illuminée isolée dans une autre minorité : le prétexte était trop parfait, et mettre le Punisher sur les rails de la bienséance n'allait donc pas tarder. Ultime sursaut avant la reprogrammation : le très sympathique Bienvenue dans le Bayou de Victor Gischler, auteur reconnu de romans noirs qui prend la suite d'Ennis dans la série MAX. Sans égaler son prédécesseur, Gischler y démontre une joyeuse irrévérence au travers d'une parodie très maîtrisée des redneck-movies à la Délivrance. Difficile hélas de savoir ce que l'auteur aurait donné sur la durée, puisqu'il est vite remplacé par un Jason Aaron qui réintègre MAX dans la continuité en invoquant le Caïd, Bullseye ou autres figures de la criminalité Marvel dans une histoire sans éclat, balisée, mais qui essaye de faire passer des vessies pour des lanternes en glissant ça et là des dialogues scatophiles ou scabreux, un peu comme si la subversion d'Ennis pouvait somme toute se limiter à quelque considération sur le sexe oral ou la sodomie. Oui, on a le droit de trouver cette approche insultante pour l'Irlandais.

Bienvenue dans le Bayou, ou lorsque le Punisher débarque dans La Maison des 1000 Morts de Rob Zombie. Hautement recommandable.

   Ce morne traitement est à peu près aussi consternant que la relance de Punisher War Journal par Matt Fraction, située dans la droite continuité du gigantesque cross-over Civil War. Frank Castle est intégré à ces considérations super-héroïque aux forceps, aux travers d'histoires pataudes qui ne servent qu'à surligner la marginalité du personnage pour annoncer une reprise en main que personne n'a demandé. Ainsi, après s'être fait traité comme de la merde par Spider-Man et Luke Cage, le Punisher se fait littéralement casser la gueule par Captain America sans même moufter. Passé ce quasi bizutage, Castle a une illumination et s'affuble d'une étoile américaine pour aller castagner un méchant de seconde zone surnommé Maître de la Haine, gugusse affublé d'un simili-costume du Ku Klux Klan flanqué d'une croix gammée, arborant une moustache hitlerienne et dont le but ultime est de dézinguer tous ceux qui passent la frontière mexicaine. Mesdames et messieurs, la subtilité selon Matt Fraction.

"America... FUCK YEAH !!!" (air connu)

   On pourrait en rire si la série ne partait pas alors dans tous les sens, soucieuse qu'elle est de cocher toutes les cases de la résilience : le Punisher bute la copine de son side-kick mais ce n'est pas grave car celui-ci se révèle être un tueur de flic, ce qui est tout de même assez grave pour que le S.H.I.E.L.D. traque le Punisher, mais tout de même pas assez pour empêcher quelque barbouze de collaborer avec lui. Dans sa volonté putassière et même maladive de ne froisser personne, la série s'achève avec un Punisher affublé de reliques super-héroïques qui a pitié d'un Jigsaw en larmes. Pourquoi en larmes ? Parce qu'il vient d'avouer tout son amour au Punisher. Non, ce n'est pas une blague. Dans la fond, on ressent l'envie de lier Jigsaw et le Punisher comme le Joker et Batman peuvent l'être. Dans la forme, imaginez Heath Ledger qui ferait une scène à Christian Bale lors du final de The Dark Knight, et vous aurez une (petite) idée de la cata.
   Ainsi s'achève le run de Matt Fraction, mais le Punisher n'est guère sorti d'affaires pour autant : débarque alors le scénariste Rick Remender qui repompe certains arcs narratifs de Garth Ennis pour les faire rétropédaler, du moins quand il ne balade pas Castle dans d'improbables histoires super-héroïques qui servent moins à le resituer dans le Marvelverse qu'à le priver de sa subversive stature. Preuve en est sa mise à mort aux mains d'un ersatz de Wolverine afin de le transformer en Franken-Castle, sorte de monstre de Frankenstein au service de Morbius. Et s'il est vrai que plonger Castle dans quelque histoire ouvertement horrifique aurait pu le déconstruire et le réinventer avec une certaine pertinence, Remender choisit hélas de plonger à pieds joints dans la fantasy la plus puérile et donc hors-sujet, articulée autour d'une pierre magique que se disputent deux clans ancestraux. Frank Castle dans une resucée d'Underworld ? Personne n'en rêvait, Remender l'a fait.

"Dans notre nouvelle gamme de figurines Punisher : Franken-Castle, prochainement dans tous les Toys 'R' Us" (piles non incluses)

   Remender achève sa prestation sur In The Blood, mini-série où un Castle qui a heureusement retrouvé apparence humaine affronte Jigsaw dans un récit malheureusement passe-partout et même réchauffé : au fond, ce In The Blood n'est qu'une copie désincarnée du Cercle de Sang de Steven Grant.


ULTIMES SURSAUTS

   Les choses ne s'améliorent pas au début des années 2010, avec un Punisher qui a désormais rejoint les Thunderbolts (la Suicide Squad de Marvel, en gros) pour y faire joyeusement équipe avec Deadpool, Venom, ou une Elektra elle aussi bien éloignée de son acte de naissance chez Frank Miller. Aucune zone grise, et donc aucune subversion dans cette vision du Punisher dont le fameux crâne blanc est d'ailleurs coloré en rouge pour mieux l'intégrer au groupe, à la vision commune, au plan global. Impossible de retranscrire quelque thématique nihiliste ou individualiste dans pareille configuration, qui coûtera donc à Greg Rucka l'un de ses travaux les plus anecdotiques. L'homme est pourtant un artiste reconnu, qui avait démontré son appétence pour les angles naturalistes et les zones sombres au travers de ce polar âpre, brut, poisseux, et désenchanté qu'était Gotham Central, œuvre qui décortiquait avec pertinence l'impact tantôt salutaire tantôt dévastateur d'une figure telle que Batman sur le flic et même le citoyen de base. Sur le papier, Rucka pouvait donc faire des étincelles sur le Punisher.

J'en profite donc pour vous inviter à lire ce monument multi-récompensé à juste titre, qui n'est ni plus ni moins que l'une des meilleures séries affiliée à Batman, et que tout amateur de BD (et pas seulement de comics) se doit de connaître

   Hélas, étouffé par une continuité d'autant plus pesante que les cross-overs se multiplient en fonction des films du MCU, Rucka ne laisse son empreinte que de façon sporadique : entre deux guerres cosmiques, ou intergalactiques, ou magiques, ou l'énième pétage de plomb d'un dieu ou d'un mutant qui annihile toute tentative artistique sur l'autel de l'aseptisée cohérence commerciale ; Rucka réussit tant bien que mal à s'attarder sur Rachel Cole-Alves, femme soldat victime d'une tragédie qui fait tant écho à celle du Punisher qu'elle use de méthodes tout aussi éloquentes. Très bien écrite, très bien utilisée en dépit des obligations éditoriales, Rachel est un captivant miroir déformé digne de nombre de personnages féminins pensés par Garth Ennis, et qui redéfinit même suffisamment les contours du Punisher pour que le successeur de Rucka profite de bonnes bases de départ. C'est peu, mais cela tient déjà du miracle dans un tel contexte entrepreneurial.

Rachel Cole-Alves, plus bel(le) apport de Rucka à l'univers du Punisher

   Le véritable chant du cygne du Punisher s'amorce en 2013 avec le Punisher Nightmare scénarisé par Scott M. Gimple. Quasiment détachée de toute continuité, la mini-série vire peu à peu vers l'horreur pure avec ce que cela implique de peurs à affronter, de remises en question, de doutes à désamorcer et de conséquences à subir. Lorsqu'il prend sous son aile un marine qui a vécu exactement la même tragédie que lui, Frank Castle est loin de se douter qu'il vient de lâcher un véritable chien enragé sur New York. Mais n'est-il pas lui-même une bête sauvage ? Et le roman graphique d'ouvrir des pistes de réflexion d'autant plus dérangeantes qu'elles confrontent le lecteur à son propre attachement au Punisher. Au gré d'une étude de caractère impitoyable et d'une écriture sèche, ce véritable roman noir rappelle, quatre ans après le départ d'Ennis, que le titre a encore de belles munitions en réserve pour l'auteur qui souhaite en faire usage.
   Et Nathan Edmonson ne s'en privera heureusement pas lorsqu'il prend la succession de Greg Rucka sur la série régulière pour ce qui reste, à l'heure actuelle, le dernier run qualitatif du Punisher. Expédié dans une Los Angeles éloignée des querelles super-héroïques, Castle retrouve enfin la zone grise et l'ambivalence qui sont chez lui vectrices de sens : il est le sombre ange gardien qui provoque tant les cartels mexicains que la ville devient une zone de guerre où il est traqué par les autorités pour son refus de rentrer dans le rang, tout en étant acclamé par les soldats qui louent son caractère intraitable. Edmondson en profite alors pour glisser quelque réflexion sur la récupération si polémique du personnage, sans oublier de livrer un récit cohérent où le Punisher dégomme un super-vilain pour renvoyer dos à dos mercenaires et planqués, flics et voyous, militaires et terroristes. Une façon comme une autre de démontrer que le titre n'est jamais aussi intéressant que lorsqu'il délaisse toute fantaisie pour se consacrer à la froide observation du monde réel. Le run tourne malheureusement court, tué dans l'œuf par un énième cross-over gigantesque dont Marvel se sert de plus en plus régulièrement pour garder un contrôle total et absolu.

Punisher Nightmare et son inquiétante dualité, et le Punisher d'Edmondson qui apporte l'ombre au soleil californien

   Le Punisher est donc une fois de plus rebooté, et confié à Becky Cloonan qui scande à qui veut l'entendre qu'elle est très inspirée par Jason Voorhees et John Rambo. Pourquoi pas : il est vrai que le rapport ambivalent qu'entretient Rambo avec la guerre le rapproche d'un Castle qui jouit par ailleurs de la même aura horrifique que Jason auprès des bad guys, sans compter son caractère tout aussi mutique que ces deux légendes. Hélas, Cloonan n'a justement retenu que cet aspect et réduit ainsi son Punisher en figurine désincarnée, qui ne traduit ni ne signifie rien, et qui bute des salauds lambdas voire caricaturaux uniquement car l'intrigue l'exige. Jamais aussi affligeant que le run de Matt Fraction, mais tout aussi creux et insipide.

Le Punisher de Becky Cloonan qui prend la pose... Et c'est d'ailleurs tout ce qu'il fait

   L'on peut heureusement compter sur Ennis pour relever une dernière fois le niveau, avec deux one-shots situés dans la continuité de son Punisher MAX : La Section est un préquel qui, à la manière de Born, ausculte avec acuité les mécanismes et surtout les illusions perdues de la Guerre du Viêt Nam pour apporter au personnage de nouvelles nuances infiniment plus captivantes et gracieuses que les lourdingues errances super-héroïques des dernières années ; tandis que Soviet lui tend un nouveau miroir déformé au travers d'un ex-soldat d'URSS vecteur de réflexion quant aux différences mais aussi aux accointances politiques et culturelles des blocs américains et soviétiques, si prompts à faire et défaire des conflits dévastateurs. Pas de doute : Ennis domine toujours le sujet, l'a toujours dominé et le dominera toujours, et la saison 2 du Daredevil de Netflix le démontre avec éloquence en reprenant certaines scènes de son tout premier run au plan près.


En haut : The Platoon et Soviet, ou quand le roi Ennis récupère sa couronne
En bas : Netflix qui repompe allègrement les travaux du maître dans Daredevil


ÉPILOGUE

   Inutile cependant de s'attarder plus encore sur la version Netflix du personnage, tant les flamboyants emprunts à Ennis qui marquent la saison 2 de Daredevil mettent en lumière l'absence de vision et surtout de tripes de la série qui s'ensuit : incapable de prendre son sujet à bras-le-corps, The Punisher se perd entre complots, atermoiements lourdingues sur le bien-fondé de mener une guerre et apparition d'un Jigsaw aussi aseptisé que les jeux d'ombres poseurs qui cachent la vacuité de l'entreprise au lieu de révéler la crasse d'un monde que le Punisher se refuse désormais à arpenter.
   Le constat est encore plus triste sur papier : sous prétexte de polémiques grandissantes, le Punisher est de plus en plus assimilé à la grande famille des héros Marvel au gré d'intrigues fadasses qui l'amènent à croiser les Avengers plus que nécessaire ;  bon petit soldat qui est de nouveau confié à Jason Aaron lors d'un run qui le prive non seulement de son iconique tête de mort, de sa guerre toute personnelle, mais aussi de ses origines puisqu'il est désormais le vétéran d'une vague guerre fictive éloignée des marasmes vietnamiens, afghans ou irakiens pour enfin expurger le personnage de la moindre thématique politico-socio-culturelle.

Le Punisher revu et corrigé : chef de clan, propre sur lui, affublé d'un logo qui ne traduit rien, et en guerre contre les polémiques qui nuisent à son employeur

   En d'autres mains et d'autres époques, le Punisher aurait conservé non seulement son costume mais surtout sa place d'anti-héros, de radical contrepoids tant à l'idéalisme des super-héros qu'aux exactions des criminels, pour continuer à arpenter une zone grise sujette aux interrogations profondes et aux réponses souvent dérangeantes qui en découlent. Mais à l'heure où une œuvre ou un artiste qui traite de sujets problématiques est fatalement taxé de problématique à son tour, à l'heure où l'on pense que planquer le problème sous le tapis va le faire disparaître et à l'heure où le divertissement le plus globalisé a pris le pas sur la démarche artistique individuelle, l'extinction du Punisher n'a rien de surprenant. Cela n'en reste pas moins tragique, tant laisser quelques illuminés décider de la réception d'une œuvre et accepter la censure qui en découle n'honore personne : il ne s'agit là que d'infantilisation, de refus de s'approprier le débat, d'une paresse intellectuelle qui risque bien de mener à des dérives bien pires que celles que l'on esquive. Mais tant que le public acceptera sans moufter, tant qu'il soutiendra même bec et ongles ce processus, le Punisher restera un triste reflet de son époque... Mais à son corps défendant, hélas.

Crucifié sur l'autel de la connerie contemporaine