Des albums-concepts, l’Histoire du rock en compte plusieurs. Mais à ma connaissance, Alice Cooper est le seul à avoir réutilisé un personnage érigé en figure centrale sur plusieurs albums étalés sur près d’une trentaine d’années, épousant donc chacun à leur tour la vague musicale de leur époque, la démarche restant pourtant d’une incroyable cohérence globale.
Mais procédons par ordre.
Il y a tout d’abord Welcome To My Nightmare, l’album inaugural sorti en 1975 et qui narre, au gré de onze pistes, un cauchemar duquel le rêveur n’arrive pas à s’extirper. Ce personnage, c’est le fameux Steven qui s’avérera être, pour quiconque sait lire entre les lignes, non pas un enfant comme le laissent croire les premières chansons mais un mari violent coupable du meurtre de sa femme et qui, en conséquence, se morfond dans des délires morbides.
Puis il y a Goes To Hell, sorti un an plus tard mais qui prend place lors de l’enfance de Steven, dépeignant un enfant apeuré par tout ce qui l’entoure.
Vient ensuite un silence de quinze ans rompu non pas par un album complet mais par une chanson clôturant l’album Hey Stoopid, à savoir Wind-Up Toy dans lequel nous apprenons que Steven est désormais interné en hôpital psychiatrique, toujours en proie aux mêmes délires morbides dans lesquels il se visualise en enfant prisonnier d’un cauchemar depuis toutes ces années, et assez atteint pour en venir à parler aux araignées qui traversent parfois sa chambre (qu'il qualifie de ses "seules amies").
Le véritable retour de Steven se fera trois ans plus tard, et en triomphe : non seulement dans l’album The Last Temptation mais aussi dans le roman graphique du même nom scénarisé par Neil Gaiman. Ici, nous y retrouvons un Steven adolescent dans une aventure qui marque véritablement le point de départ de sa descente dans la folie, un conte macabre prenant place dans un théâtre infernal tenu d’une main de fer par une figure qui, selon toute vraisemblance, est le Diable en personne. Théâtre dont Steven parvient à s’échapper, au prix de sa santé mentale déjà fragile qui fout définitivement le camp.
Nouveau long silence, de quatorze ans cette fois, avant que Steven ne revienne dans Along Came A Spider sous les traits d’un tueur en série particulièrement abject qui s’est mis en tête de tuer huit femmes et de toujours garder l’une de leurs jambes pour s’en confectionner un costume d’araignée. Et même s’il est révélé en fin d’album que tout ceci n’est que le fruit de l’imagination de plus en plus défaillante de Steven, nul doute que sa fin est proche tant sa plongée dans la folie la plus noire a désormais atteint un point de non-retour.
Fin qui survient trois ans plus tard dans le bien nommé Welcome 2 My Nightmare, histoire de bien boucler la boucle. Steven y meurt, confond l’Enfer avec ses délires macabres avant de finalement comprendre, après avoir retrouvé son vieil « ami » le Diable, qu’il est coincé pour l’éternité dans le plus horrible des trains fantômes.
Fin, c’était l’histoire de Steven.
Ce qui marque dans ce puzzle, c’est la place centrale occupée par The Last Temptation, qui en devient la pièce charnière sur laquelle viennent s’articuler les autres. Non seulement dans le fond puisque Welcome To My Nightmare et Goes To Hell sont somme toute des contes macabres à l’imagerie assez classique là où Along Came A Spider et Welcome 2 My Nightmare tapent dans le gore le plus outrancier et la crudité sans fard ; mais aussi dans la forme puisque si les deux premiers répondent à tous les canons du metal des 70’s, les deux autres n’auraient sans doute pas été possible si deux autres figures devant paradoxalement tout à Alice Cooper, à savoir Rob Zombie et Marilyn Manson, n’avaient pas défriché le terrain d’une sonorité et d’une imagerie foncièrement rentre-dedans.
Et cette pièce intermédiaire, seul disque de hard FM n’ayant aucun « jumeau » musical dans la discographie entourant Steven, est également le seul auquel Alice Cooper ait tenu à adjoindre un roman graphique*. Comme si la démarche autour de cet album précis se devait d’être des plus limpides là où les autres albums pouvaient rester nébuleux et / ou sujets à interprétation.
Le propos de la bande-dessinée est on ne peut plus clair : engoncé dans une banlieue ennuyeuse, sans perspective d’avenir et sans compagnie intellectuellement stimulante, le jeune Steven ne pouvait que partir en vrille sous une mauvaise influence, sous la coupe de cette figure diabolique certes inquiétante mais aussi tellement plus séduisante que la banalité environnante à laquelle l’adolescent est confronté chaque jour, banalité renforcée par des parents complètement amorphes.
Seul Neil Gaiman, responsable notamment par la suite d’un Coraline au propos somme toute similaire, pouvait sublimer cette période si marquante de la vie de Steven. À ceci près que Coraline saura combattre la tentation là où Steven s’y vautre, avec les terribles conséquences à venir.
Mais avait-il seulement la moindre chance, face à ce Diable que Cooper et Gaiman nous dépeignent ? Bien sûr, si l’on ne s’y attarde que de façon superficielle, cette figure malfaisante a les atours habituels du démon : entourée d’horreurs en tous genres, capables de ranimer les morts, se lovant dans la noirceur, etc...
Sauf qu'à y regarder de plus près... En voyant ce Diable titiller les peurs les plus intimes de Steven en lui agitant sous le nez les plus énormes travers de la société moderne dont il semble pourtant se repaître (soulignés dans l’album par la chanson Lost In America) ; et surtout en prenant en compte l’ultime apparition du personnage dans la chanson Gimme de l’album Brutal Planet (sorti en 2000), autre album-concept du Coop’ renvoyant subtilement à The Last Temptation et dépeignant cette fois-ci un monde post-apocalyptique sur lequel le Diable semble régner et où toute notion de moralité a foutu le camp au profit, justement, du profit immédiat ; se pose la question de savoir comment appréhender ce personnage maléfique.
Libre à l’auditeur d’y répondre, de choisir sa vision des choses, rien n’est imposé. Mais il n’empêche que derrière l’aspect de simples albums de hard/metal suivant plus ou moins les vagues musicales de leurs époques respectives se cachent peut-être des morceaux bien plus subversifs et subtils qu’ils n’y paraissent de prime abord ; d’autant plus si l’on prend en compte leur fonction première de produits dits de masse qui en deviennent dès lors, possiblement, d’habiles miroirs déformants tendus à la face du monde.
*ce roman graphique a été publié en France par Bulle Dog dans sa version d’origine en N&B, et une version colorisée a récemment été éditée chez nous par Wetta.
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