Craig McDonald est un journaliste américain né en 1962, qui commence sa carrière d'écrivain avec La Tête de Pancho Villa en 2006.
Auparavant, il avait notoirement dirigé Art in the Blood, une série d'interviews avec les grands noms du roman noir. Honorée de diverses récompenses saluant l'implication pointue et la profondeur avec lesquelles McDonald poussait ses interlocuteurs à examiner le genre dans lequel ils excellent, la série accueillit entre autres James Ellroy, un des modèles avoués du journaliste.
Craig McDonald
Mais si la marque de ce maître transparaît dans certains aspect de la carrière littéraire de McDonald (en particulier sur Rhapsodie en Noir, qui cite ouvertement Le Dahlia Noir), il ne faut cependant pas se cantonner à ce seul nom, aussi prestigieux soit-il. En bon expert et même exégète du roman noir, McDonald ne peut que se référer à celui qui, à défaut d'en être le père, n'en reste pas moins son plus marquant architecte : Raymond Chandler.
Raymond Chandler (et son chat)
Lorsque Chandler débute sa carrière en 1933, quelques auteurs américains ont déjà posé les bases du roman noir en se reposant eux-mêmes sur les travaux naturalistes d'auteurs français, en particulier Émile Zola et son Thérèse Raquin souvent cité en précurseur du genre. Car à défaut d'être un pur roman noir ou même un polar, Thérèse Raquin n'en reste pas moins une véritable histoire de crime, articulée autour d'un meurtre si sordide qu'il révèle non seulement la bassesse de ceux qui y prennent part, mais surtout la crasse de l'environnement où ils évoluent.
Cette approche nouvelle, qui détourne et même dynamite les conventions du genre en se focalisant sur les criminels plutôt que sur les enquêteurs, sert donc de base à quelques auteurs américains des années 20, notamment Dashiell Hammett qui posera une bonne fois pour toutes les fondations du genre. Tout en reprenant une structure de roman à énigmes à la Arthur Conan Doyle, le roman noir se réapproprie cependant la figure tutélaire de Sherlock Holmes pour mieux la distordre, afin que les nouveaux détectives deviennent des révélateurs d'une société en perdition.
Loin des romans proprets d'Agatha Christie datés de la même époque, qui reprennent sans inventivité ni audace les travaux de Doyle au gré d'enquêteurs caricaturaux comme Hercule Poirot ou Miss Marple (dont la perfection immaculée leur permet d'avoir un train d'avance sur tout le monde, les définissant de facto comme des personnages assez inintéressants, désolé si je choque les inconditionnels de l'auteure anglaise) ; Dashiell Hammet instaure le roman hard-boiled grâce à Sam Spade, détective privé qui préfigure le Philip Marlowe de Chandler : pas forcément plus valeureux ni même plus malin que les criminels qu'il traque, il est juste plus éclairé, paradoxalement grâce à son caractère désabusé qui lui permet de regarder en face le gouffre dans lequel il ne cesse de s'enfoncer au fil de l'enquête.
Première apparition de Sam Spade, et acte de naissance du roman noir
Pendant quelques temps, l'approche novatrice de Hammett ne sera jamais que copiée : plusieurs auteurs du magazine Black Mask (dans lequel Hammett officie) se contentent alors de reprendre sa formule pour grappiller son aura ou, plus bassement encore, racoler au maximum (en dévitalisant ses acquis au détour d'un traitement caricatural).
Il faut d'ailleurs signaler que la démarche de Chandler n'est au départ pas très différente de celle de ces scribouillards, admettant lui-même qu'il plagiait ouvertement Hammett dans le seul but de remplir son frigo. Du moins, avant qu'il ne trouve et peaufine son style.
Le premier chef-d'œuvre de Chandler. À noter, l'excellent travail de traduction de Boris Vian, qui fait autorité en la matière
Et quel style !
Lorsque paraît Le Grand Sommeil en 1939, Chandler se hisse illico en tête de file du roman noir. Si son détective Philip Marlowe doit toujours énormément au Sam Spade de Hammett, Chandler n'hésite plus à mettre à son tour les pieds dans le plat en conférant à son anti-héros un regard incroyablement cynique sur le monde qui l'entoure, souligné par un style sec et brutal dont chaque mot est comme contaminé par le caractère blasé du personnage.
Mais si Marlowe est beaucoup plus désabusé que Spade, il n'est pas plus immoral pour autant, au contraire : sans pouvoir le qualifier de valeureux, Marlowe possède néanmoins une bribe de sens commun qui le retient de traverser la frontière toujours plus poreuse entre honnêteté et duplicité. Ses méthodes sont certes discutables et son implication reste toute relative, mais l'on pourrait cependant voir en lui une sorte de croisé des temps modernes, dégoûté par le monde dans lequel il évolue sans être pour autant capable d'en détourner le regard, animé d'une ultime étincelle d'humanité qui le pousse à naïvement tenter de nettoyer les divers merdiers dans lesquels il patauge. Ce n'est pas qu'il pense véritablement faire la différence, mais il tient juste à éviter de sombrer plus encore et de se mêler à tout jamais à cette fange qu'il abhorre. Un loser magnifique en somme, constamment sur le fil du rasoir, et qui deviendra logiquement la figure tutélaire de ce que l'on qualifiera de récit hard-boiled (ou "dur à cuire", en VF).
Les travaux de Chandler en la matière sont même si définitifs qu'ils infuseront la culture populaire pendant des décennies, au travers de multiples déclinaisons plus ou moins avouées de son Philip Marlowe.
Parmi les descendants notables : l'ambigu Dirty Harry et sa propension au sarcasme et à l'insoumission
L'approche instaurée par Chandler, faite de récits à tiroir aux sombres implications dans lesquels bien et mal se confondent, où les héros agissent comme des pourris et où le salauds ont parfois des relents d'honneur, contaminera même la culture populaire dans son ensemble. Loin de se cantonner aux seuls romans noirs ou polars, diverses œuvres majeures crées par des artistes tout aussi importants payent un véritable tribut à Chandler.
Ci-dessus, de haut en bas : le Los Angeles poisseux, nébuleux et même occulte vu par Nicolas Winding Refn (dans Drive) et plus encore David Lynch doit énormément à Raymond Chandler ; tandis que dans un registre plus comique, les frangins Coen ont toujours clamé l'influence sarcastique du maître sur The Big Lebowski
Et si le terme hard-boiled fut momentanément détourné de sa définition première pour n'en garder que l'aspect bagarreur et increvable (en partie à cause du retitrage anglais du À Toute Épreuve de John Woo), quelques auteurs de talent ont vite fait de remettre les pendules à l'heure, et pas seulement sur le plan littéraire : preuve de la sacralité des travaux de Chandler sur la question, sa vision de l'anti-héros hard-boiled est désormais assimilée et même sublimée par d'autres médias, au travers d'œuvres qui s'attardent tout autant sur la psychologie brisée du personnage central que sur son environnement crasseux et donc générateur d'envie d'en découdre.
Ci-dessus, de haut en bas : Marv et Dwight de Sin City (par Frank Miller et Robert Rodriguez), le Max Payne de Remedy / Rockstar et le Punisher version Garth Ennis ; sans doute les plus beaux héritiers modernes de Philip Marlowe
Il est d'ailleurs à noter que le besoin de combattre pour ne pas sombrer est, avec le cynisme de Marlowe, le trait de caractère qui lui a sans doute permis d'imprimer aussi durablement les arts en général. À l'inverse du Sam Spade de Dashiel Hammett qui n'eut droit qu'à un roman et une poignée de nouvelles, Philip Marlowe aura droit à pas moins de sept romans qui explorent les nuances de son caractère (huit si l'on compte l'inachevé Marlowe Emménage, complété par un tiers après la mort de Chandler) ; et dans lesquels l'auteur va littéralement pulvériser un à un les éléments les plus factices du vernis de la société américaine en général, et du gratin californien en particulier. Starlettes hollywoodiennes (évidemment), promoteurs en tous genres et investisseurs aux méthodes radicales, proprios malhonnêtes, politiciens véreux, chefs d'entreprise impitoyables, policiers corrompus, grands noms de la médecine un peu trop portés sur les ordonnances de morphine... Tous les parvenus de Los Angeles en prennent plein la gueule pour pas un rond lorsqu'ils passent au scanner d'un Marlowe qui carbure au cynisme et à la hargne.
Marlowe est une tête brûlée (d'aucuns diraient une tête de con), un beau parleur à la punchline facile, un séducteur malin et un bagarreur retors ; mais Marlowe est surtout un insoumis qui ne plie devant rien ni personne, capable de tacler un haut-gradé de la police, de tenir tête à un notable ou de rester de marbre face à l'agressivité sexuelle d'une femme fatale... Et c'est ce qui le rend admirable, l'ambivalence du personnage permettant même à Chandler de creuser son humanité et de toucher à cette chose mystérieuse que certains nommerait l'âme. Celle de Marlowe est certes salement esquintée, mais elle lui est toujours bien utile pour reconnaître les vrais salauds, en ceci qu'ils ont bazardé la leur depuis longtemps.
Profondément touchant parce que faillible et imparfait, le caractère ombrageux de Marlowe devient dès lors, ironiquement, une lumière dans les ténèbres d'une ville toujours plus vicieuse.
Message aux gamers : si tout cela vous rappelle L.A. Noire, c'est totalement voulu puisque le chef-d'œuvre de Team Bondi / Rockstar est un (énième) hommage flamboyant à Chandler
Pour en revenir à Craig McDonald, sa Tête de Pancho Villa est à de nombreux égards un pastiche de l'œuvre de Chandler, et sa démarche rappelle plus d'une fois celle d'un Quentin Tarantino : reprendre les codes d'un genre donné, les forcer, les tordre, les ausculter avec métatextualité, pour finalement leur rendre un hommage respectueux qui sublime leur propos sans jamais le renier.
La tête de Pancho Villa répond à tous ces critères, et il est indéniable que McDonald s'est amusé à faire son Chandler : femmes fatales, intrigue biscornue qui réserve plus d'un twist, faux-semblants à chaque coin de rue, dialogues savoureux, bagarres, digressions sur le bien-fondé de se trimballer avec un Colt, et surtout doigt d'honneur farouchement adressé à toute une caste politique au travers d'une relecture acerbe de l'Histoire américaine... Pas de doutes ! L'anti-héros Hector Lassiter pourrait s'appeler Philip Marlowe qu'on n'y verrait que du feu... à deux détails près.
Premièrement, Chandler était bien évidemment limité par la censure rigide de l'époque, ce qui implique des effusions de violence et des scènes de sexe fortement suggérées pour ne pas dire survolées ou même limitées, là où McDonald n'a guère de souci à se faire. Par conséquent, son roman a tous les atours d'un Raymond Chandler survitaminé, qui prendrait son pied à pouvoir enfin appeler un massacre un massacre et une bonne baise une bonne baise (et qui s'attarderait même à les décrire, tant qu'à faire) ; sans compter que Hector adresse à ses ennemis des punchlines dont le caractère insultant n'a plus rien de voilé.
La démarche de pastiche est donc utilisée avec intelligence : elle ne rend pas seulement hommage au maître, elle lui rend même justice en lui permettant de cracher tout son venin par procuration. En cela, la vénération de McDonald envers Chandler est aussi incontestable que louable.
Imaginez Humphrey Bogart (qui a par ailleurs joué aussi bien Sam Spade que Philip Marlowe) s'exprimer comme dans un film de Tarantino, et vous aurez une (petite) idée de La Tête de Pancho Villa
Deuxièmement, Hector n'est pas un détective privé, mais un écrivain. Il s'agit évidemment d'une différence majeure, et c'est bien sous cet angle que McDonald approfondira le personnage dans les romans suivants. Mais comment appliquer les codes du roman noir, par essence radicaux, aux aventures d'un écrivain que l'on pourrait estimer, de prime abord, beaucoup moins palpitantes ?
Réponse roman par roman, aux travers de courtes chroniques qui visent moins à dévoiler l'intrigue qu'à mettre en évidence le propos de l'auteur quant à la création artistique, et aux divers milieux qui s'en réclament.
RHAPSODIE EN NOIR
Où la complémentarité de deux "écoles" est révélée, tout autant que sa nécessité face à la triste posture.
La première chose qui frappe lorsque l'on ouvre Rhapsodie en Noir, c'est que le bouquin est écrit à la troisième personne là où La Tête de Pancho Villa était rédigé à la première. McDonald s'arroge donc de facto un point de vue omniscient, à même de disposer du recul nécessaire à l'élaboration d'une étude du processus créatif, au travers d'une peinture métaphorique des deux types d'écrivains les plus courants. Quels sont ces types, vous demandez-vous ? Eh bien, je ne peux que vous inviter à lire cet article à propos de Haruki Murakami, mais pour les besoins de mon papier, je vais revenir vite fait et très grossièrement sur la division élaborée par ce monsieur : il existe selon lui des auteurs que l'on qualifiera de "casaniers", en opposition aux "aventuriers". Les premiers sont tels des coureurs de fond, et peuvent se servir d'absolument tout et n'importe quoi pour trouver l'inspiration et bâtir une œuvre sans doute inépuisable tout au long de leur vie. Les seconds seraient plus assimilables à des sprinteurs, avec un besoin de recharger les batteries entre deux courses, souvent au travers d'expériences plus ou moins extrêmes, la contrepartie étant que leur œuvre peut hélas s'avérer aussi puissante que courte.
Pour en revenir au(x) sujet(s) qui nous intéresse(nt) ici, Raymond Chandler est incontestablement un auteur de la première catégorie, tout comme Hector Lassiter qui est donc son avatar fictionnel crée et géré par Craig McDonald (par ailleurs un coureur de fond lui aussi). À contrario, une légende telle qu'Ernest Hemingway est de façon certaine l'un des plus grands représentants de la seconde catégorie. Or, si sa figure demeurait lointaine dans La Tête de Pancho Villa (suite à une brouille avec Hector), Hemingway est proéminent dans Rhapsodie en Noir puisque le roman se déroule avant le premier. L'occasion pour McDonald de bâtir une intrigue métatextuelle, où l'enquête sert moins à dépeindre une caste pleine de secrets et de perversions qu'à ausculter les méthodes de deux des plus grands noms de la littérature US, qui ont chacun à leur manière définit l'écriture moderne au cours de la première moitié du XXème siècle.
Petite précision : si Lassiter est un personnage imaginaire, McDonald ne se prive pas pour autant de faire intervenir de vraies figures historiques dans ses romans, et de mêler leur vécu à la fiction. C'est ainsi que l'on croire Orson Welles qui travaille sur La Dame de Shangaï, Hemingway dans sa résidence de Key West, et que l'affaire bien réelle du Dahlia Noir et ses (étranges) ramifications avec Salvador Dalí* sont abondamment évoquées dans l'intrigue.
Édition de poche
Dès les premières pages, la tension entre les deux hommes est palpable, et la fin de leur amitié semble imminente : trop souvent assimilé aux personnages de durs à cuire qu'il écrit, Hector jouit certes de sa réputation (d'autant qu'il vaut tout de même mieux ne pas trop l'asticoter) mais aspire néanmoins à passer ses journées à écrire au fin fond d'un archipel paumé ; tandis que son voisin Hemingway accumule fêtes, bouteilles éclusées, virées en mer, mission de sauvetage improvisée, et surtout confrontation suicidaire à une tempête tropicale en approche. L'affaire criminelle dans laquelle ils se retrouvent plongés, articulée autour de meurtres sordides au travers desquels un psychopathe reproduit dans le monde réel des tableaux de peintres surréalistes (ce qui implique des corps démembrés de façon diverse et variée), achèvera de les diviser lorsqu'elle les conduira en Espagne : alors qu'Ernest s'épanouit arme à la main au beau milieu de la guerre civile en cours, Hector se contente d'observer et de tirer les conclusions qui s'imposent. Fatalement taxé de lâche par son frère ennemi, la rupture est définitivement consommé lorsque Hector repart aux USA.
Ernest Hemingway
Hector continue donc l'enquête seul, accumulant en bon coureur de fond qu'il est divers élément avec recul, tandis qu'Ernest continue de vivre des aventures au quatre coins du globe. La réconciliation est pourtant inévitable, puisque les deux hommes ne peuvent que s'accorder sur leur complémentarité et surtout leur intégrité lorsque leur ennemi commun ne cesse de dévoyer l'Art en général pour en faire un simple happening sanglant, un coup de com', un buzz purement et simplement vomitif.
Lassiter et Hemingway diffèrent dans leur approche du monde, le premier l'analysant et le démontant brique par brique tandis que le second l'explore et l'explose ; mais ces démarches desquelles ils ne dévient jamais aboutit fatalement à un respect mutuel, tant ils savent que la création au sens large et l'écriture en particulier est une tâche à accomplir avec sérieux et dévouement. En toute logique, ils ne peuvent donc que prendre en grippe quelque poseur qui se prétend créateur alors qu'il ne fait que saccager la sublimation propre à la création.
L'histoire est éminemment métaphorique, et McDonald rend par ce biais un flamboyant hommage à deux des créateurs les plus importants du siècle passé, en sublimant l'approche de l'un au travers de celle de l'autre, et vice et versa (le premier qui se met à chanter comme Didier Bourdon, je le transforme en cadavre surréaliste).
Tel le yin et le yang, le cynisme de Chandler fait écho à la hargne de Hemingway tout en la soulignant, si bien que sa colère froide semble même alimenter l'exaltation d'Ernest. Au travers de ce roman qui prendrait presque des atours de fable, n'importe quel lecteur, y compris le plus profane, peut rapidement saisir en quoi Raymond Chandler et Ernest Hemingway sont si importants et pourquoi ils sont toujours lu si longtemps après leur mort ; tandis que leurs ennemis et concurrents plus appâtés par la reconnaissance facile, celle qui titille les bas instincts du public, sont depuis tombés dans le mépris pur et simple...
McDonald amorce donc la bifurcation de son Hector en personnage métatextuel vecteur d'un propos pertinent, et la suite de ses aventures confortera sa démarche...
ON NE MEURT QU'UNE FOIS
Où il est question de la gestion de la postérité.
Si Rhapsodie en Noir touchait encore quelque peu au pastiche en présentant un Hector plus bagarreur que l'écrivain de base, On Ne Meurt qu'une Fois affine l'approche de McDonald en fixant une bonne fois pour toutes son style : les codes du roman hard-boiled sont bien évidemment conservés, mais de par la lente progression dans le métatextuel initiée par les deux premiers romans, l'auteur peut enfin se permettre de faire ce qui lui pendait au nez depuis ses débuts, à savoir dépeindre le microcosme littéraire comme un panier de crabes qui n'a rien à envier à la fange explorée par Sam Spade ou Philip Marlowe.
Ici, ni proxénètes ni mafieux, pas plus que de tueurs à gages (même si l'on y croise un aspirant espion assez pathétique) ; mais un défilé d'éditeurs, de critiques littéraires, de profs de lettres et de collectionneurs de manuscrits tous plus détestables et immoraux les uns que les autres. Prêts à tous les coup bas et même à quelques atteintes physiques pour s'arroger l'héritage littéraire d'un Hemingway décédé, ils commettent néanmoins l'erreur d'impliquer Hector dans leurs magouilles... Et quelle erreur ! Pleinement réconcilié avec son vieux pote, Hector est prêt à rendre coup pour coup afin de préserver la mémoire et surtout les manuscrits posthumes de Hemingway, que d'aucuns aimeraient réarranger à leur sauce pour déformer la légende d'Ernest (et pourquoi pas grappiller quelques profits, tant qu'à faire).
Comparé à La Tête de Pancho Villa et Rhapsodie en Noir, On Ne Meurt qu'une Fois pourrait passer pour un roman pépère, très porté sur les confrontations verbales et les jeux d'échecs mentaux entre Hector et ses opposants. Et pourtant...
" « Il n’y a de vrai que ce que l’on ressent », comme on dit. Tu es prof de lettres, tu devrais souscrire à cet aphorisme, pas vrai ? C’est ce que vous faites, vous autres, non ? Remanier les livres des autres pour qu’ils soient du même tonneau que votre nullité. Retravailler tous les dix ou vingt ans les œuvres des écrivains, dès lors que commence à sévir une nouvelle vague de critiques littéraires. Imposer votre grille de lecture sur des ouvrages déjà anciens, puis vous targuer de les promouvoir auprès du grand public. Vous êtes lamentables. Des critiques littéraires de café du commerce, oui, des parasites qui versent dans la masturbation intellectuelle !
Richard agita le doigt dans sa direction.
— De la masturbation intellectuelle ? Toi, tu rêves d’écrire des ouvrages de fiction, ce qui est la forme de créativité la plus solitaire qui soit et celle qui prête le plus à l’autosatisfaction. Dès lors, tout doit se plier à tes desiderata. Ce n’est pas de la branlette, ça ?
— Si, bien sûr. Mais vous autres, les spécialistes, êtes encore plus malades, parce que vous aimez simplement observer et critiquer, alors que nous, on sait comment se faire plaisir.
— Ne t’excite pas, Hannah ! Ça suffit, sans blague. Ne me pousse pas à bout.
— Elle a raison, Mary (note : il s'agit de Mary Hemingway, dernière épouse et veuve de l'écrivain). Vous n’êtes tous que des parasites. Des minables qui se jettent sur un artiste quand il est mort et ne peut donc pas vous envoyer promener. Toi, Berle, l’autre petite fiotte grassouillette, «Barbara», et puis Patricia, cette spécialiste d’Hemingway aux cheveux ailes-de-corbeau tout droit sortie de la famille Addams.
— Pardon ?
Il eut l’air abasourdi.
— De quoi tu parles, à la fin ?
— J’en ai marre de toi et de vous tous. Je ne peux plus vous supporter, les sympathisants et les charognards. Vous m’écœurez."
C'est en acceptant de plonger pleinement dans le méta que McDonald parvient peut-être à accoucher de son roman le plus hard-boiled. Hector n'a jamais été aussi posé, cynique, froid, sûr de lui, et il y a donc quelque chose d'infiniment jouissif à le voir rembarrer un à un ses opposants comme le feraient Spade ou Marlowe : certes avec classe et élégance, mais surtout avec une impitoyable dureté.
Censeurs de tous bords, jaloux envieux d'un talent qu'ils ne possèderont jamais, poseurs, prétentieux et exégètes nombrilistes sont renvoyés sans préavis à leur triste médiocrité. Tous se prétendent dignes de Hemingway et tous prennent Hector de haut sur la base de son approche de la littérature, sans comprendre que de par son intégrité, celui-ci n'en reste pas moins le meilleur défenseur et surtout le plus admirable héritier de son vieux pote.
Et si l'on pourrait croire que McDonald fait payer à Hemingway un tribut envers Chandler au travers d'un récit qui adopte sans vergogne tous les codes posés par le maître du roman noir, la suite de la série inversera génialement la tendance, affirmant ainsi de plus belle la complémentarité entre les deux hommes.
LA PHRASE QUI TUE
Où Hector affirme sa personnalité en explosant le microcosme littéraire façon Hemingway.
Par bien des aspects, La Phrase Qui Tue est en quelque sorte un "Hector Origins" : l'action se passe dans le Paris des années 20, avant que le bougre ne devienne le célèbre écrivain de romans noirs dont la personnalité se confond avec celles des personnages qu'il affectionne. Mais comment en est-on justement arrivés là, et à qui Hector doit-il pareille émancipation ? La réponse est évidente : Hemingway.
On pourrait certes affirmer que Hector rencontre une muse à l'influence décisive au cours du récit, mais la présence d'Ernest, tel un professeur effacé mais néanmoins influent, guide Hector vers une destinée qu'il ne peut que se décider à embrasser. Il devient dès lors "l'auteur qui écrit ce qu'il vit et vit ce qu'il écrit", sa personnalité alimentant celles de ses personnages, et réciproquement.
À sa décharge, il faut cependant signaler qu'il n'a guère d'autre choix s'il veut survivre au sein d'un microcosme littéraire que McDonald n'a jamais dépeint de façon aussi anxiogène ; puisque la série de meurtre qui y prend place ne sert pas tant à hameçonner le lecteur qu'à faire tomber les masques d'un infect petit monde auto-satisfait, dont les protagonistes s'octroient quelques titres de noblesse sans la moindre justification. Le cas le plus flagrant est celui de Gertrude Stein (qui a réellement existé), dame patronnesse autoproclamée de la communauté d'artistes américains de Paris, toujours prête à les gratifier de quelques piques assassines alors qu'elle n'a elle-même décollé que sur le tard, bien après ses "élèves", et qui plus est au détour d'une œuvre depuis tombée dans l'oubli... Bravo, Gertrude !
Il est cependant à noter que Hemingway ne prêtait que peu attention à ses remarques (et on serait tenté de dire qu'il a bien fait, vu sa carrière), et c'est donc en suivant son exemple que Hector acquiert le cynisme aussi légendaire que salvateur qui lui permet in fine de s'extirper de ce panier de crabes pour voguer vers d'autres horizons... À sa manière, certes, mais sans jamais oublier ce qu'il doit à l'audace de son vieil ami.
La Phrase Qui Tue peut largement être considéré comme une relecture hard-boiled du Paris Est une Fête de Hemingway, collection de vignettes douces-amères dans lesquelles l'auteur taillait un costard discret tout autant que rude au microcosme littéraire de l'époque (au point de se brouiller avec quasiment tous ses anciens compères).
D'un certain point de vue, en usant d'un recul salvateur, McDonald accentue le propos de Hemingway comme il le faisait de celui de Chandler dans La Tête de Pancho Villa. N'ayant guère à se soucier de heurter quelques sensibilités, il peut même y aller franchement en ajoutant quelques protagonistes qui sont de véritables miroirs déformants de certains noms connus (en dame anglaise auteure d'enquêtes sans grande envergure, Estelle Quatermain est un renvoi direct à Agatha Christie, entre autres caricatures).
Sa démarche de réactualisation est même si pertinente qu'à la lecture, il est difficile de ne pas dresser un parallèle avec d'autres microcosme similaires, en dépit des époques et des contextes. Car si McDonald lui-même a profité de sa démarche pour tailler un costard à l'art moderne (dans Rhpasodie en Noir) et à Hollywood (dans La Tête de Pancho Villa surtout, même si Rhapsodie en Noir contient lui aussi de beaux morceaux), quiconque s'étant retrouvé exposé de trop près à quelque milieu artistique refermé sur lui-même savourera cette lecture, tant les figures que l'on y croise semblent familières : maîtres à penser autoproclamés aux tendances dictatoriales, pseudo-professeurs de pacotille au mépris tout aussi profond que leur incompétence voir même leur inculture, esthètes revendiqués aux acquis pourtant branlants voir inexistants, influenceurs de pacotille sans la moindre matière sur laquelle capitaliser, activistes se réclamant d'un art qu'ils se permettent de théoriser et même de parasiter alors qu'ils ne le pratiquent pourtant qu'en dilettantes, bienveillants factices cachant (littéralement, dans le cas présent) quelques cadavres dans le placard, poseurs lorgnant plus vers la lumière que sur des travaux qu'ils n'achèvent jamais, rebelles de salon plus enclins à se palucher qu'à brandir le poing, etc...
Difficile de ne pas s'emporter comme le ferait Hector sous l'influence d'Ernest ! Car pour citer Alphonse Karr (ou Snake Plissken qui l'a repris avec justesse dans Los Angeles 2013) : "plus les choses changent, et plus elles restent les mêmes."
Et si vous croyez que je vise implicitement le Twitter littéraire, sachez que ça n'a en vérité rien d'implicite ; et que j'aurais d'ailleurs (et hélas) pu rapprocher le constat de McDonald d'autres communautés soi-disant artistiques tant les schémas semblent se répéter
L'on pourrait cependant renvoyer la balle à Craig McDonald : après tout, lui-même est un auteur qui parle avant tout d'autres auteurs (et probablement aux auteurs en premier lieu), en un cercle à priori fermé. Mais il n'est guère le premier à le faire et même à rencontrer un vaste public en dépit de cela, le meilleur exemple demeurant sans doute Tarantino et sa cinéphilie pourtant pointue. Et d'ailleurs, la question se pose : en dépit, ou grâce à cela ?
Car nous vivons une époque où se prétendre artiste n'a jamais été aussi facile... N'importe qui peut poster un court-métrage (même s'il est réalisé avec les pieds) sur YouTube. N'importe qui peut balancer son dessin (même s'il paraît exécuté par un enfant de 8 ans) sur DeviantArt. N'importe qui peut faire écouter sa chanson (même si elle est à se crever les tympans) sur SoundCloud. Et évidemment, n'importe qui peut éditer son bouquin (même s'il n'est ni relu ni corrigé et que son intrigue bâtie au p'tit bonheur ne véhicule rien) sur Amazon... Et pire encore, dans ce salon artistique tout aussi satisfait et autocentré que celui du Paris des années 20 mais désormais étendu au monde entier grâce à Internet, n'importe qui trouvera bien quelqu'un pour l'astiquer en attendant la même chose en retour, instaurant de facto une triste Internationale de la médiocrité qui ne cesse d'abaisser le niveau en faisant passer l'Art au second plan. Après tout, comme le fait piteusement dire McDonald à ses personnages :
"Il va venir te remercier. Ou bien, s’il est vraiment un grand homme, ce Fargue en question t’ordonnera implicitement de jouir du privilège de te trouver en sa présence. N’importe comment, tu vas entrer en relation. Il naîtra peut-être entre vous une sympathie qui t’aidera sur le plan professionnel.
— Là n’est pas la question, répliqua Molly, en le foudroyant du regard.
Mais c’était toujours la même chose pour tous ces écrivains de la rive gauche : l’aide qu’ils attendaient les uns des autres. C’était le jeu."
Il ne s'agit pas pour autant de tacler toutes les œuvres indépendantes (et je serais d'ailleurs bien mal placé de le faire moi-même), mais il n'empêche que dans un tel contexte, la remise en perspective exercée par McDonald est on ne peut plus nécessaire : rappeler de quel bois sont faits les vrais artistes, ausculter leur caractère intemporel en détaillant la façon avec laquelle ils ouvrent leurs tripes, et surtout mettre en évidence la complémentarité des visions propres aux grands créateurs. Des visions somme toute similaires, et dont les différences de prime abord radicales ne sont jamais que des nuances sur lesquelles chacun évolue pour atteindre le même but. Peu importe le chemin tant qu'il mène à cet accomplissement, en un processus que seuls ceux s'étant abandonné à cette vision sont à même de pouvoir accomplir.
Voilà qui définit la marque en vérité commune des œuvres qui restent par rapport... Eh bien... Aux autres.
Et pour conclure, quelques-uns de mes Chandler en vieilles éditions, juste parce que j'en ai envie
*pour en savoir plus sur cette histoire, je ne saurais que trop vous conseiller de lire le roman de McDonald mais, en attendant, cet article vous fournira déjà quelques éclaircissements.
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