Demandez
à n’importe qui de vous parler d’écrivains horrifiques, vous
obtiendrez toujours les mêmes résultats. La grande majorité citera
Stephen King, bien évidemment, ce qui est on ne peut plus
compréhensible au vu de son apport à la littérature en général
et au genre en particulier, sans compter toutes les adaptations cinés
(plus ou ou moins réussies) de son œuvre qui ont quasiment fait de
son nom une marque. Les plus élitistes causeront de Clive Barker,
les plus classiques citeront Lovecraft ou Poe, les plus scolaires
évoqueront Matheson, les plus romantiques parleront d’Anne Rice,
et les plus jeunes (ou les moins avertis) sortiront spontanément le
nom de R.L. Stine (et il n’y aura d’ailleurs aucune honte à
cela, Stine étant sans doute le plus injustement mésestimé du lot,
mais c’est un autre sujet).
Mais
pas un ne prononcera le nom de Jack Ketchum.
La
qualité de son œuvre n’est pourtant pas sujette à débat, et il
y a d’ailleurs fort à parier que les lecteurs les plus éclairés
finiront par vous en parler… Mais rarement en premier choix. À
cela une raison simple : les œuvres les plus marquantes de
Ketchum sont des purs moment d’horreur, et non d’épouvante.
Bon
nombre des auteurs cités ci-dessus ont souvent œuvré dans les deux
genres, leur apportant à chacun des morceaux d’anthologie. Après
tout, pour en revenir à King, enlevez la simple mention de la
télékinésie dans Carrie et vous obtenez une étude communautaire
aussi captivante que déstabilisante. Et puis bien sûr, il y a
Misery, Stand By Me, ou plus récemment Joyland.
Et
pourtant, concentrez-vous sur King lors de votre discussion et votre
interlocuteur vous parlera bien plus volontiers de Grippe-Sou le
clown ou d’une Plymouth rouge surnommée Christine que d’Annie
Wilkes, l’ex-infirmière psychopathe et tortionnaire de Misery passée
maîtresse dans l’art de l’amputation (ou le cassage de chevilles
dans le film). Et ce phénomène ne se limite pas qu’à King :
même le fan le plus assidu de Barker évoquera Pinhead, le revenant
au crâne clouté issu de Hellraiser avant de vous parler de Mahogany, le boucher
beaucoup trop appliqué du Train De L’Abattoir. Pour
une raison simple : l’horreur passe beaucoup mieux quand elle
prend les atours de l’épouvante, c’est à dire du conte, de
l’allégorie ou de la métaphore.
Ce
qui ne veut pas dire pour autant qu’elle n’en demeure pas moins
effrayante, que le mal prenne des atours surnaturels ne le rend pas
moins maléfique, et donc moins malsain ; mais juste plus facile
à appréhender. Il est facile de détester un monstre, un vampire,
un fantôme, un démon ou tout ce que vous voulez. Mais que se
passe-t-il quand le mal ne se masque pas et montre son vrai visage,
terriblement humain ? C’est là toute la question derrière
Une Fille Comme Les Autres.
Car
Ketchum ne tourne pas autour du pot, ne cherche pas à vous offrir
une figure facile à haïr aux atours immédiatement repoussants,
non : il ne triche pas, ne modifie pas, il vous balance en
pleine figure que les monstres existent, mais qu’ils ont le visage de
la mère de votre meilleur pote toujours prête à vous accueillir
avec un grand sourire et un soda au frais, de votre meilleur pote
aussi tant qu’on y est, de vos voisins que vous connaissez
vaguement et, pire… du vôtre.
Pareille
affirmation ne pourrait fonctionner si elle était balancée sans
sommation, et là repose tout l'affreux savoir-faire de Ketchum : préparer
le terrain. Il est bien gentil, l’auteur, à nous évoquer ce
groupe de copains, les journées ensoleillées à la fête foraine,
la petite nouvelle du quartier qui a de plus l’avantage d’être
très mignonne ; mais en achetant ce bouquin vous vouliez du
sang, du sensationnalisme, bref de l’horreur. Et Ketchum va y
répondre positivement, et même ô combien positivement : avant
que vous ne vous en rendiez compte, la petite nouvelle se retrouve
ligotée nue au fond d’un sous-sol et se fait pisser sur la gueule.
De quoi tu te plains, c’est bien ce que tu es venu chercher, non ?
Une simple interrogation rhétorique, cruelle, qui s’avère
dévastatrice puisqu’elle met le lecteur aussi bien à place du
bourreau que de la victime : oui, c’est bien ce que je
cherchais, mais est-on obligé d’aller si loin ? Qu’est-ce
que j’ai fait pour subir ça ?
Mais
cet étalage de folie est fascinant, étrangement hypnotique, il
semble vous mettre au défi de voir jusqu’où vous serez capable de
vous aventurer dans le cauchemar. Et donc vous continuez de tourner
les pages sans véritablement le vouloir, de plus en plus dévitalisé
au fil du récit avec pour seule compagnie le maigre espoir, toujours
plus vain chapitre après chapitre, que les choses vont finir par
s’améliorer, que ça ne peut logiquement pas aller en empirant,
qu’il est impossible d’aller plus loin dans l’infâme. Avant
que vous n’ayez pu réagir vous êtes devenu corps et âme le
protagoniste principal du récit, ce jeune voisin amorphe qui est
tout aussi subjugué que dégoûté par ce qui se déroule autour de
lui ; et qui se résout presque à attendre que ça passe comme
vous vous résignez à atteindre la fin du livre.
Sans
que vous ne l’ayez vu venir, Ketchum vous a renvoyé votre propre
beauferie en pleine tronche en retournant vos bas instincts contre
vous, votre besoin de voir sans pour autant l’assumer ; et ce
mauvais génie va même pousser le bouchon jusqu’à vous réserver
un faux répit : sous la forme d’un très court chapitre, très
succinct, le pire des sévices y est évoqué mais, à l’inverse
des autres, jamais détaillé. Libre à vous de l’imaginer, ou pas,
et de gérer votre conscience en fonction de votre choix. De toute
façon, il est déjà trop tard puisque si nous en sommes arrivé là,
c’est bien de votre faute : il fallait réagir plus tôt, il
ne fallait même pas ouvrir ce bouquin. Il fallait se tenir éloigné
de la Tante Ruth et de sa marmaille, de ce clan bien trop incestuel
pour être honnête ; il fallait se tenir éloigné de ce livre
et de ses promesses douteuses.
Démarche
magnifiquement méta qui laisse le lecteur pantelant, confus, assommé
quand bien même, en fin de compte, on ne lui aura pas tout raconté
à propos du calvaire de cette pauvre fille puisque le livre ne
sombre jamais dans le torture-porn de bas étage : mais ce qu’il
raconte est déjà bien suffisant. Que le lecteur fut méprisable de
vouloir des sensations fortes à ce prix.
Un
prix qui est l’explication de la moindre renommée de Ketchum par
rapport à ses confrères : personne n’aime qu’on lui tende
un reflet aussi peu flatteur, se réfugier derrière les figures
paradoxalement plus rassurantes des démons en tous genres est bien
plus confortable. Le mal, c’est l’autre, ce n’est pas moi.
Mais
enrober le fond du problème, Ketchum s’en fout. Il n’est pas là
pour arrondir les angles, il est là pour vous claquer la tête
dessus. Car l’horreur, la vraie, est humaine. Tout le génie de
Ketchum est là : avoir écrit un livre profondément horrible,
car profondément humain.
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