29/07/2024

La X Trilogy, ou la revanche des starlettes

Avec la X Trilogy, le réalisateur Ti West et sa muse Mia Goth auront exploré, ausculté et analysé l’Histoire du cinéma sous divers angles, de son évolution à son impact dans l’inconscient collectif. La démarche est d’autant plus captivante que ce qui aurait pu n’être qu’un lourd pensum se révèle une déclaration d’amour enragée (ou un cri de colère passionné) à une industrie qui n’aura eu de cesse de sanctifier ses talents pour mieux les démolir.
Comment X, Pearl et MaXXXine éclairent-ils notre rapport au star-system, et rendent-ils justice aux artistes exploités ? Éléments de réponse.

ATTENTION : CET ARTICLE CONTIENT DES SPOILERS


X (2022)


    Aussi réussi soit-il, nul doute que X serait resté un coup d’éclat isolé sans l’implication de Mia Goth, qui joue à la fois l’anti-héroïne Maxine Minx et l’antagoniste Pearl Douglas. Le passif de cette dernière se résumait alors à un court synopsis que le réalisateur offrit à son actrice pour l’aider à cerner le personnage mais, si préquelle et suite naîtront certes de l’affection de Goth pour ces rôles, lui en confier l’incarnation témoignait néanmoins d’une volonté d’assimiler et non de confronter starlette ratée et aspirante vedette.


Bluffant travail des maquilleurs sur Pearl

    Le postulat de pornstars opposées à des rednecks, propre à raviver l’esthétique du ciné d’exploitation des 70’s, vaudra au film d’être vendu comme un simple slasher à l’ambiance surannée qui ne diffère guère des précédents travaux de Ti West, réalisateur aussi loué que décrié pour sa passion et son érudition du 7ème Art en général et de sa face underground en particulier, retranscrites avec un soin méticuleux qui marque tout autant sa force que sa faiblesse. Dans le meilleur des cas, l’homme nous gratifiait de The Innkeepers, étonnant film de bâtisse hantée qui invoquait les contes gothiques de la Hammer pour raviver les spectres d’Amityville ou de Shining au travers d’une structure héritée de la comédie indépendante Clerks, la mise en place bavarde et à priori légère peu à peu effritée par une sombre réalité. Dans le pire des cas, il se rendait coupable d’un House of the Devil dont l’hommage à tout un pan du cinéma sataniste des 70’s ne surpassait jamais le cadre du décalque aussi appliqué que vain. Seule exception dans cette filmographie ultra-référentielle : The Sacrament, radicale plongée dans les derniers instants d’une secte ouvertement inspirée du Temple du Peuple de Jim Jones. L’un des très rares found footage à justifier son format, approche quasi documentaire qui restera hélas sans conséquences dans la carrière de Ti West… Du moins jusqu’à X.

  

    Si le goût de West pour la belle image transparaît toujours dans X, les plans qui invoquent directement Massacre à la Tronçonneuse ou Le Crocodile de la Mort de Tobe Hooper tiennent moins de la référence vaine que d’une volonté de prolonger leur approche naturaliste : les clichés ne persisteront jamais que dans l’imaginaire de personnages tous dévoués à ce que la caméra peut faire d’eux, leur libération sexuelle prétexte à poursuivre la démarche consumériste d’un Debbie Does Dallas cité comme modèle. Blonde idiote, fausse ingénue, black de service et intello binoclard se glissent avec joie dans les costumes que l’industrie du divertissement et par extension les spectateurs attendent de les voir enfiler, West prenant alors un malin plaisir à disséminer des moments d’inquiétante étrangeté qui déconstruisent ou approfondissent les lieux communs afin d’interroger le spectateur non seulement sur son rapport à l’image, mais surtout aux autres.

Debbie Does Dallas, classique de l'âge d'or du porno et réservoir à clichés qui inspire l'équipe de tournage...


... alors même qu'ils évoluent dans la poisse d'un
Massacre à la Tronçonneuse
(le film de Hooper en haut, l'hommage de West en bas)

    West se garde néanmoins de tout jugement moral sur la pornographie, simplement considérée comme l’aboutissement logique de diverses influences médiatiques : le réalisateur RJ Nichols (Owen Campbell) se revendiquera ainsi de la Nouvelle Vague alors que sa star Maxine Minx vise la série TV Wonder Woman, le producteur Wayne Gilroy (Martin Henderson) pour sa part ébloui par l’essor de la VHS. Le vieil Hollywood classieux, le cinéma aux stars immaculées que l’on n’envisageait que sur grand écran, n’est plus ici qu’une farce fanée à laquelle même l’ancienne génération ne croit plus : Pearl Douglas, propriétaire du ranch qui accueille le tournage et danseuse usée par une vie bercée d’illusions, explosera moins par pudibonderie que par frustration de ne pouvoir intégrer cette joyeuse bande. Ses tentatives de se rapprocher de Maxine, toujours plus bizarres et malsaines, esquissent un jeu de miroir d’autant plus pervers que la vieille n’est désormais que le fantôme de valeurs que la jeune s’acharne vainement à fuir : la TV qui tourne en boucle dans le salon des Douglas, la lucarne que Maxine aspire tant à hanter, est monopolisée par un prédicateur qui n’est autre que son père éploré, toujours prompt à encenser les gens pieux et à fustiger l'entourage de sa fille alors même que les premiers viennent de dézinguer les seconds. Une façon pour West d'entremêler, d'inverser et donc de questionner les motivations des personnages, et plus encore leur fondement.

Dans l'écran : des promesses de rédemption, de pardon, de salut.
Devant l'écran : un bain de sang.

    Il faut ainsi considérer l’explosion de violence du dernier acte moins comme une inconciliabilité entre générations que comme un sanglant passage de flambeau entre rêves de gloire à jamais insatisfaits, la vocation ratée de Pearl pavant la voie au destin incertain de Maxine. Une simple quoique fulgurante mise en bouche, les deux figures désormais prêtes à alimenter le propos de West & Goth de riches moments de cinéma.


Pearl (2022)


    De l’aveu même de West, Pearl n’aurait guère dépassé le stade de l’ébauche sans l’implication de Mia Goth. West entreprend alors d’économiser le budget de X pour tourner la préquelle dans la foulée, à l’aide de techniciens d’un Avatar 2 lui aussi filmé en Nouvelle-Zélande mais à l’époque stoppé par le COVID 19. Un contexte particulier, que le réalisateur inclura de façon détournée dans Pearl.

De l'art d'avancer masqué

    Le film prend ainsi place en 1918, dans une campagne ravagée par une pandémie de grippe espagnole alors que nombre d’hommes sont mobilisés sur la Première Guerre Mondiale. Un contexte dépouillé et même désespéré, qui permet à West d’optimiser son faible budget mais surtout d’ausculter les fondements de ce que Pacôme Thiellement a souvent (et très justement) qualifié de seule véritable religion du XXème siècle : Hollywood.
    À défaut de nous gratifier de discours exalté sur le pouvoir des images (coucou Damien Chazelle) ou de monologue moralisateur sur la balance politique de l’industrie (hello Jordan Peele), West ne passe jamais que par l’image pour mieux travailler l’imaginaire collectif. Ainsi son amour du travail bien fait ravive-t-il les grandes fresques du Technicolor et les classiques Disney, Pearl telle une Cendrillon de la cambrousse qui danse et chante devant les animaux de son étable, avec lesquels elle tient même de longues conversations.




Pas mal, non ? C'est une cinglée
(pardon)

    Le spectateur qui a vu X s’attend donc à ce que la rêverie se heurte tôt ou tard à la dure réalité… Et c’est ici que le piège se referme, puisque le film nous entraîne dans le délire de Pearl au lieu de le démolir : face à des scènes de famille étouffantes, sombres et crasseuses dominées par une mère autoritaire pour ne pas dire psychorigide, il est en effet difficile pour le spectateur de ne pas s’attacher à la jeune fille alors même qu’elle reste le fruit de son environnement. Peu importe qu'elle n'esquisse la Dorothy du Magicien d’Oz que pour s’envoyer en l’air avec l’Épouvantail, ou même qu’elle massacre une oie pour contenter son alligator : le public a besoin d’une princesse car on lui a toujours inculqué de croire aux princesses, aux filles de rien qui s’élèvent par-dessus la masse d’un simple coup de baguette magique. Et pourquoi Pearl resterait-elle parquée dans sa grange alors qu’un prince charmant squatte le cinéma local, projectionniste et donc magicien du fabuleux palais où de simples danseuses partagent l’affiche avec Theda Bara ?


Theda Bara dans son rôle le plus légendaire.
Pearl en est si fan qu'elle a même nommé son alligator Theda !

    La référence demeurera sans doute nébuleuse pour nombre de spectateurs, elle n’en reste pas moins capitale : grande star du cinéma muet, Theda Bara est l’archétype de la starlette façonnée puis jetée par l’industrie. Son rôle de femme fatale dans Embrasse-moi Idiot lui vaudra le surnom de vamp, terme aujourd’hui passé dans le langage courant et sur lequel la Fox capitalisa au travers de rôles toujours plus sexy et/ou controversés. Le Cléopâtre de 1917 la couronnera sex-symbol hollywoodien originel, prison dorée dont elle ressortira essorée après avoir enchaîné pas moins de quarante (!!!) films en six ans. Celle qui n’aspirait alors qu’à démontrer une autre facette de son talent sera lâchée par l’industrie et sombrera dans l’oubli, remplacée par d’autres starlettes en une chaîne qui engloutira entre autres Judy Garland (la fameuse Dorothy du Magicien d’Oz), Liz Taylor, Lana Turner, Hedy Lamarr, Rita Hayworth, Ava Gardner et bien évidemment Marilyn Monroe ; noms dont le talent certes incontestable n’en demeure pas moins secondaire pour une industrie qui n'y voit que poupées de chair bonnes à écouler toujours plus de billets. Un sort somme toute peu enviable, la salle de cinéma ainsi réduite en impasse où le beau projectionniste est moins intéressé par les pensées de Pearl que par ce qu’elle dissimule sous sa robe, au point de lui révéler le stag A Free Ride alors qu’elle demandait à revoir la revue de cabaret Palace Follies.


Considéré comme l'un des premiers (si ce n'est le premier) porno,
A Free Ride a légué à ses descendants un goût pour les pseudonymes grivois

    L’impasse du star-system est tout entier signifié dans cette scène, dans une salle de cinéma vide où ne subsiste qu’une Pearl à la fois fascinée et dégoûtée.
    Une ambivalence que West dépeint sans jugement, et même avec une certaine tendresse lors d’une audition où Pearl visualise sa chorégraphie dans un non-sens de tranchées, bombardements, feux d’artifices et french-cancan. L’absolu désœuvrement du personnage explose dans chaque recoin de l’image, en un spectacle néanmoins si ébouriffant qu’il est impossible de ne pas en ressortir enchanté : en moins de deux minutes montre en main, sans la moindre parole, sans avoir à surligner son propos, West renvoie le spectateur à son propre conditionnement et à sa propre ambivalence.




Avouez que c'est mieux que la cérémonie d'ouverture de Paris 2024

    Connaître X, être conscient du destin de Pearl, renforce la dureté du dernier acte : le refus du jury, et le fabuleux monologue tenu dix minutes face caméra par une Mia Goth habitée avant l'ultime et ultra-violente décompensation psychotique. Le personnage est condamné, le renouveau du cinéma d’exploitation ne sera qu’une chimère de plus, la pornographie est l’ultime aboutissement de l’industrie et les starlettes ratées ou non doivent accepter leur sort sans broncher.

Et sinon vous, ça va ?

    Ingrat, Ti West ?
   Comme le dit l’adage, “qui aime bien châtie bien”… Et les coups qu’infligera MaXXXine n'en seront que plus aiguisés pour toucher en plein cœur.


MaXXXine (2024)


    Une trilogie qui ne parle que d’influence cinématographique devait en toute logique s’achever dans la Mecque hollywoodienne, et plus encore dans la ville qui l’abrite : Los Angeles, la Cité des Anges (déchus) que West scrute avec un naturalisme habilement enrichi de codes visuels gravés dans l’imaginaire collectif. L’on aurait pu croire que, dans la lignée de X dont il est la suite directe, MaXXXine reprendrait à bon compte tous les éléments du slasher tant le genre dominait la production horrifique des 80’s. Mais cela aurait été trop facile, évident, et surtout hors-sujet : plus que jamais, West cherche moins à payer un tribut à quelque genre ou sous-genre qu’à ausculter leurs racines et héritages ; et ainsi slasher et porno en sont-ils réduits à des produits de consommation courante, dupliqués sur toutes les étagères de tous les vidéo-clubs tant leurs visées mercantiles s’interpénètrent. Il suffira donc à Maxine d’exhiber sa poitrine lors d’un casting pour passer de l’un à l’autre genre, et West n’invoquera les fantômes du giallo que pour raviver ceux du film noir.

L'acte de naissance du giallo

    Un parti-pris d’autant plus pertinent que giallo et film noir sont des genres voisins, qui découlent des romans pulps qualifiés chez nous de série noire. En Italie, le giallo englobe aussi bien les polars que ce que les étrangers nomment donc un peu abusivement giallo, terme à la fois hérité de la typique tonalité jaunâtre des couvertures de romans de gare que du caractère scabreux voire obscène des pires faits divers. Le giallo cinématographique a grandement été défini en 1964 par Mario Bava avec Six Femmes Pour l’Assassin : contrastes outranciers de couleurs criardes et de sonorités tour à tour agressives et obsédantes, crimes toujours plus sadiques et élaborés, plans subjectifs, et surtout mise à mal de la notion même de féminité par un tueur à l’arme blanche tout de noir vêtu.

La figure qui hante le genre, et que West lance aux trousses de Maxine

    Des bases fortes, qui seront allégrement reprises par le slasher : dans son matriciel Halloween, John Carpenter présente son mythique Michael Myers en vue subjective sur un thème musical aussi élémentaire qu’identifiable pour mieux le coller aux basques de baby-sitters délurées. Mais si Big John a bien sûr l’intelligence d’enrichir et de réinterpréter ses influences plutôt que de les copier bêtement, nombre de suiveurs se contenteront d'encaisser les recettes offertes par seins à l’air et gore de pacotille. Le giallo et les premiers slashers, qui mine de rien décortiquaient les rapports de genre voire de classes d'après des postulats de faits divers somme toute crédibles, n’engendrent au mitan des 80’s que pléthore de produits dévitalisés plus honteux que le pire Vendredi 13.

  
Un bel aperçu du niveau d'alors avec ses titres, pitchs et tueurs interchangeables

    L'on comprendra donc que West se contrefiche de pareil foutoir, ses rares envolées giallesques telles les réminiscences d’un monde lointain, d’aspirations artistiques perdues et réduites à leur portion congrue.
    Son hommage au Psychose de Hitchcock, sans nul doute l’autre mamelle nourricière du slasher, est lui aussi empreint d’une tendresse désabusée : s’il filme le célèbre Bates Motel avec précision, l’illusion vole en éclats dès que Maxine entreprend de s’y planquer. Le décor n’est plus que cela : une façade sans issue, sans matière, aussi désincarnée que la factice ville de far west où une confrontation à priori parodique avec un stalker se conclut dans la violence des vraies rues de Los Angeles. Ainsi West débarrasse-t-il le film noir de tous ses oripeaux, de toutes les surcouches imposées par l’industrie, pour le ramener à sa nature d’élément perturbateur, de frondeur qui gratte le vernis pour révéler la crasse. Le cinéma entretient Los Angeles, il n’est cependant d’aucun recours à Los Angeles.

L'héritage des maîtres réduit en parc d'attraction

    Pire encore : il pourrait même causer sa perte.
   Après tout, aussi nécessaire soit-il, le film noir n’était déjà qu’une déclinaison du beaucoup plus subversif roman noir. L.A. a toujours su tirer parti de ses propres tares, processus qui en 1985 passe par une arme d’un nouveau genre : la caméra vidéo. Poursuivie tout au long de sa mésaventure par un détective qui n’est pas sans rappeler l’Homme à la Caméra du Lost Highway de David Lynch (autre déconstruction majeure du rêve hollywoodien s'il en est), Maxine sera in fine confrontée à une secte régie par son prédicateur de père, qui sait qu'immortaliser le calvaire de sa fille ne pourra qu'étendre son empire.
   Ce que nous annonce West n’est ni plus ni moins que la disparition du cinéma au profit d’une industrie plus obscène encore que la pornographie : la TV réalité. Plus obscène car elle pousse le voyeurisme à son paroxysme, plus obscène car le talent n'est plus qu'une donnée superfétatoire lorsque tout quidam devient la star de son propre système, plus obscène car elle pave ainsi la voie à la spectaculaire intrusivité des réseaux sociaux, plus obscène car elle tire ouvertement profit du malheur d’autrui. À ce titre, impossible de ne pas se remémorer le tristement célèbre Dahlia Noir au travers des cadavres que la secte dissémine en ville : de par son vernis de respectabilité et même de moralité, de par ses sombres et insatiables appétits, le père de Maxine est l’incarnation presque surnaturelle d’un système qui a perverti ou démoli près d’un siècle de starlettes, le maître des illusions et désillusions.

Freud avait pourtant bien dit qu'il fallait tuer le père...

    Et Maxine, là-dedans ? Les ombres de Theda Bara, d’Elizabeth Short et bien sûr de Pearl Douglas transparaissent d’autant mieux dans sa figure vengeresse qu’elle tient moins de son père que d’un système appelé à disparaître : Maxine Minx, ce n’est ni plus ni moins que Marilyn Monroe qui se serait réincarnée en Traci Lords.

 
À gauche : Norma Jeane Baker dite Marilyn Monroe, l'orpheline qui passa sa vie à chercher un père dans le pire endroit possible.
À droite : Nora Louise Kuzma dite Traci Lords, celle qui a fui le sien pour tout faire sauter.

    Traci Lords céda aux sirènes du X alors qu’elle était encore mineure, sous une fausse identité que personne ne prenait vraiment la peine de contrôler tant la demoiselle rapportait. Tel un agent dormant, la gamine abusée par tous les hommes de son patelin paumé enchaîna les films et les profits pour mieux passer à l'action : alors plus grande star du X, elle fonde sa propre compagnie de production et tourne un dernier film peu après son dix-huitième anniversaire. Traci I Love You est ainsi la seule vidéo à pouvoir être commercialisée en toute légalité lorsque le pot aux roses est révélé, par un appel anonyme que nombre de biographes attribuent à Lords elle-même. Pour reprendre le contrôle de son image, de sa vie, Traci Lords s’est payée l’industrie.

Nombre de producteurs et d'agents tombèrent suite aux enquêtes ouvertes par ce coup de poker 

    La revanche de Maxine, moins subtile mais toute aussi cathartique, est la synthèse parfaite de l’ambivalente démarche de West sur cette trilogie. Un auteur à la fois forgé par le 7ème Art et conscient de ses limites, tout autant biberonné par Hollywood que par le cinéma d’artistes indépendants, qui évolue aux abords d’une industrie dont il se méfie, capable d'offrir à Marilyn un baroud d’honneur contrasté entre la lumière du Once Upon a Time in Hollywood de Tarantino et la noirceur du Mulholland Drive de David Lynch.

Une Maxine Minx éthérée, aux atours de blonde légendaire.
Marilyn reste bien sûr où elle est et Hollywood s'en relèvera comme le X s'est relevé de la bombe Traci Lords, mais remettre les pendules à l'heure en honorant les vrais artistes ne fait jamais de mal.

    La X Trilogy est une œuvre dont le nihilisme n’a d’égal que la passion, animée de la conviction qu’un système par essence déglingué et mortifère peut néanmoins accoucher de réflexions pertinentes voire lumineuses si de véritables artistes s’emparent de ses armes.
    Hollywood est mort, vive le cinéma.

08/02/2024

À propos de Bons Baisers de Los Angeles

    J'avais depuis toujours l'idée d'écrire un roman noir : j'en lis autant si ce n'est plus que de l'horreur, et je considère les deux genres voisins de par leur acharnement à mettre en lumière ce que personne ne veut voir, et réhabiliter ceux que personne ne regarde. La rédaction d'un roman noir me paraissait néanmoins plus exigeante que celle d'un roman horrifico-fantastique, tant le contexte réaliste vous prive de béquille magique à même de justifier tout et n'importe quoi (à condition de ne pas écrire n'importe comment, bien entendu). Il faut se jeter dans la naturalisme le plus cru, et ainsi envisageai-je un voyage à Los Angeles pour m'imprégner de l'atmosphère qui inspira Raymond Chandler, Dashiell Hammett, Craig McDonald, James Sallis, James Ellroy et tant d'autres... et qui engloutit Elizabeth Short, Marilyn Monroe, Rita Hayworth et tant d'autres. J'avais certes conscience que la ville avait évolué en quatre-vingts ans, que le décor des classiques de Howard Hawks avec Bogart et Bacall ne devait plus être qu'une vague curiosité, mais j'espérais qu'il en subsiste néanmoins quelques échos.
    Or, il n'en reste rien.
    Cette Los Angeles a été engloutie par pire qu'elle.


Ci-dessus : le quartier de Bunker Hill avant, puis maintenant
(et pour un rendu plus effarant, visionnez cette vidéo)

    Je me résignais donc à ne pas faire quinze heures de vol pour me coltiner blocs de béton et Starbucks à chaque coin de rue, sans pour autant lâcher mon idée ni cesser mes recherches, bien au contraire. Comment en était-on arrivé là ? Pourquoi ?
    Réponse : parce que Hollywood, c'est l'Enfer.
    Ce n'est pas moi qui le dit, c'est David Lynch.
    Au détour d'un plan de Mulholland Drive, avant que le film ne change de sens et après que Betty et Rita aient fait l'amour, la voie vers le club Silencio se pare d'un sticker qui a valeur d'avertissement. Si le film déroulait jusqu'ici une histoire somme toute positive avec son actrice débutante qui bluffe son monde et tombe amoureuse, les éléments d'inquiétante étrangeté qui parsemaient le récit explosent au Silencio pour muer le dernier acte en cauchemar... Ou en dur éveil.

Oui, il faut avoir l'œil... Mais sur grand écran ou en version HD (très beau Blu-Ray français, d'ailleurs), le message est immanquable

    Il n'est pas question ici de théoriser en long et en large sur le chef-d'œuvre de Lynch, mais plutôt de souligner qu'il s'inscrit de façon subtile dans la tradition des doubles séances qui étaient monnaie courante aux USA dans les années 40 et 50, l'aguicheuse et très friquée série A précédée ou suivie de la plus décomplexée série B dont le film noir constituait alors un fier représentant. Le côté pile de la face hollywoodienne, le constat plus ou moins conscient que le soleil californien recèle de rudes parts d'ombre.
    Ainsi, rien d'étonnant à ce que le cinéma se soit emparé du premier roman de Raymond Chandler, aussi subversif soit-il : notables véreux, bourgeoises nymphomanes, personnel de maison déphasé, hommes de mains psychopathes et caïds en cheville avec la bonne société constituent un catalogue du microcosme de Los Angeles certes effarant, mais que personne n'ignorait.

Coup d'essai et coup de maître avec ce monument du roman noir

    Le mafieux Mickey Cohen faisait alors les gros titres, les studios peinaient à dissimuler les fréquentations plus ou moins douteuses de leurs vedettes, la réputation du Château Marmont était déjà par trop sulfureuse... La ville ne constituait pas un parfait décor de film noir : elle vivait un film noir, imagerie cinématographique et contexte réel à jamais entremêlés par le plus célèbre fait divers du XXème siècle.

L'affaire du Black Dahlia, ainsi nommée par les journalistes en référence au film The Blue Dahlia sorti l'année précédente.
Preuve que fiction et actualités étaient alors en étroite collaboration...

    D'où provient la fascination pour Elizabeth Short ?
    D'aucuns évoqueront son calvaire, d'autres le mystère qui entoure son bourreau, mais tout le monde s'accordera à dire qu'elle représente le cauchemar hollywoodien voire américain, en quête des spots de Californie pour n'y récolter que flashs voyeuristes au gré d'une mise en scène qui surpassera pour toujours les pires films d'horreur. Tandis que les grands studios illuminaient les vedettes sous leurs plus beaux atours, les journaux starifiaient Elizabeth Short telle la madone des rêves déchus, symbole d'un système qui transforme les aspirantes en déesses ou en martyres.
    Mais ombre et lumière se confondaient depuis quelques temps déjà, le film noir gagnant alors ses lettres de noblesse au travers de couples de légende : tandis qu'Orson Welles et Rita Hayworth se déchiraient sur La Dame de Shanghai, Humphrey Bogart et Lauren Bacall tombaient amoureux sur Le Port de l'Angoisse pour être sublimés dans... Le Grand Sommeil. L.A. s'accommodait de la noirceur de Betty Short avant même qu'elle ne soit dans le caniveau.

Le Grand Sommeil au cinéma : ni série B ni tout à fait série A tant Howard Hawks détourne les exigences du système pour coller à l'esprit de Raymond Chandler

    La boucle est bouclée ? Pas vraiment. Elizabeth Short chutera pour connaître la gloire. Marilyn Monroe, elle, chutera en pleine gloire.
    Leur présence quasi simultanée dans cette cité fantasmagorique, et l'acharnement médiatique qu'elles ont enduré (sans même parler des abus), ne freineront guère l'expansion du modèle hollywoodien : au contraire, comme le souligne Pacôme Thiellement dans cet excellent article, Hollywood est une religion qui nous vend depuis plus d'un demi-siècle des idéaux de gloire, de réussite, d'accomplissement personnel. Et pour exister, une religion a autant besoin de prophètes, que de martyres et de saintes. Pourquoi pas les deux en même temps, d'ailleurs ?

Elizabeth Short, le Dhalia Noir.
Marilyn Monroe, la déesse blonde.

    Les effigies du Dahlia et de Marilyn ont infusé la pop-culture pendant des décennies, la sulfureuse brune et l'ingénue blonde dupliquées encore et encore pour le meilleur comme pour le pire, et heureusement remises en question. Impossible de ne pas citer Lynch de nouveau, non seulement au travers de Mulholland Drive mais aussi de Blue Velvet, Lost Highway et bien évidemment Twin Peaks. De son propre aveu obsédé par Short et Monroe, Lynch n'a eu de cesse de les invoquer pour mieux gratter le vernis de l'american way of life.



Ci-dessus : Isabella Rossellini en décalque du Dahlia et Laura Dern en innocente blonde dans Blue Velvet, la martyre Laura Palmer et sa candide cousine Madeleine (toutes deux interprétées par Sheryl Lee) dans Twin Peaks : Lynch entremêle encore et encore les deux archétypes, jusqu'à les fondre sous les traits de Patricia Arquette dans Lost Highway

    Dans une moindre mesure, la série Buffy Contre les Vampires (qui s'est toujours fait une joie de pervertir l'imagerie californienne) a elle aussi livré sa vision des choses en confrontant Buffy la blonde parfaite à Faith la brune borderline, chacune révélant les failles de l'autre avant qu'une Faith laissée pour morte, battue et tuméfiée ne prenne la place de Buffy dans un double épisode mémorable.

Et pour les trois du fond qui en douteraient encore : oui, Buffy est une série aux niveaux de lectures et aux grilles thématiques et philosophiques proprement inouïe

    Plus récemment, Edgar Wright jouait lui aussi de cette dualité dans l'excellent Last Night in Soho. S'il ne se déroule certes pas à Hollywood, Sandie la blonde y ravivait plus d'une fois le spectre de Marilyn afin que la brune Eloise ne saisisse le sombre prix à payer pour accéder à ses rêves... Ou y échapper.

L'image parle d'elle-même

    Il s'agit ici des plus évidents exemples, mais l'on pourrait aussi parler du Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino, Pearl de Ti West et bien sûr Blonde (le livre comme le film) pour souligner que l'heure semble être à la remise en question du dogme hollywoodien, cette tentation à laquelle même les meilleurs ont un jour succombé : Raymond Chandler, Bret Easton Ellis, Clive Barker, Stephen King, John Carpenter, William Friedkin, Paul Verhoeven, Rob Zombie et bien sûr David Lynch... Faut-il détailler tous ceux (et évidemment toutes celles) qui sont ressortis rincés des collines de Los Angeles ? Hollywood a vendu monts et merveilles aussi bien aux artistes qu'au public et, en ces temps troublés, la gueule de bois est rude.
    Bons Baisers de Los Angeles est cependant moins un coup de sang que la continuité thématique de Bad Voodoo, qui auscultait lui aussi les fondations et le revers des mythes qui ont forgé le monde moderne. Où reposent les espoirs de l'Ouest ? La réponse risque de vous déplaire. Revenir sur l'époque charnière où Betty Short hantait une Marilyn en pleine ascension dresse un état des lieux à même de déterminer qui avait le plus d'intérêt à transformer la Los Angeles des origines en ce gigantesque et improbable parc d'attractions qui divertit le monde depuis plus de cinquante ans. Car la montée en puissance de Hollywood va évidemment de pair avec la disparition de quartiers entiers, l'épuration de populations trop gênantes pour le sacro-saint progrès, et ainsi Bons Baisers de Los Angeles est-il à son tour un hommage aux pionniers trop vite enterrés, dont l'héritage galvaudé revient nous hanter. Pour citer Brad Pitt dans Fight Club :

    "On est les enfants oubliés de l'histoire mes amis. On a pas de but ni de vraie place, on a pas de grande guerre, pas de grande dépression. Notre grande guerre est spirituelle, notre grande dépression c'est nos vies. Le télévision nous a appris à croire qu'un jour on serait tous des millionnaires, des dieux du cinéma ou des rockstars mais c'est faux ! Et nous apprenons lentement cette vérité. On en a vraiment, vraiment plein le cul."

    Et merde.
    Encore une leçon de vie made in Hollywood.

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