29/08/2018

Cinéma : The Strangers - Prey At Night






ATTENTION : CET ARTICLE CONTIENT DES SPOILERS.


   Il y a ce dialogue, dans The Strangers – Prey At Night, qui dans un sens conditionne tout le film et sa démarche. À l’une des tueuses qu’elle vient de démasquer, l’une des victimes pose cette question des plus légitimes : « mais pourquoi faites-vous ça ? » ; à quoi il lui est répondu un glaçant « pourquoi pas ? »
   Ainsi, dans ce film, les tueurs n’arborent-ils pas masques et couteaux tranchants pour se venger d’une quelconque rancune comme Jason, ou pour cacher leurs identités dans le but de manipuler leurs proies comme le maniaque du Monstre Du Train, ou encore pour mettre en scène un slasher grandeur nature comme n’importe lequel des meurtriers de la saga Scream. D’ailleurs, ils se fichent bien que l’on voit leurs visages, puisque l’un des membres du trio diabolique du film apparaît pour la première fois à visage découvert devant ses futures victimes. Non, on y porte des masques et on y massacre à l’arme blanche parce que, du moins dans leur optique psychopathe, c’est fun. C’est fun de faire comme au cinéma.
   Le film n’a pas besoin de nous signifier lourdement, à grands renforts de dialogues métatextuels et gavés de références pop (façon Scream, pour l'exemple le plus évident), que les tueurs sont gavés de films d’horreur et plus précisément des plus glorieux slashers des 80’s : il n’y a qu’à les voir procéder en accompagnant leurs méfaits d’une bande sonore qu’ils choisissent eux-mêmes et sur laquelle ils prennent visiblement un pied d’enfer, égorgeant untel sur du Kim Wilde ou poignardant un autre sur du Bonnie Tyler. Parce que les grandes heures du genre, c’était dans les années 80, et pourquoi ne pas faire comme dans les années 80 ? C’est fun, les années 80.
   La démarche des tueurs contamine celle du film, pire, la domine : leur chansons fétiches deviennent la bande originale du film ; le rythme lent mais implacable est mené par eux, et eux seuls ; ils vont même jusqu’à diriger leurs proies aux endroits qu’ils veulent pour exploiter les décors qui leur plaisent le plus, et de préférence du genre illuminés de néons multicolores, façon Miami Vice. Parce que Miami Vice, c’est les années 80 ; et les années 80, c’est fun.
   Il y avait plein de slashers dans les années 80, si ça c'est pas fun...

   On se retrouve donc, peut-être, devant le premier cas de slasher post-moderne. C’est à dire que tout en ayant pleinement conscience du genre auquel il appartient et des codes inhérents au-dit genre, le film ne va pas s’en servir pour les détourner, les souligner, jouer avec eux ou réfléchir à leur propos ; non : il va les pulvériser.
   Le slasher a d’abord été un sous-genre à même de procurer des frissons bon marché, sans pour autant que ses meilleurs représentants ne soient de simples et oubliables sous-produits : le Halloween de John Carpenter, l’exemple par excellence, est là pour le prouver. Puis il est devenu une machine à enchaîner les scènes gores, plus ou moins bien, plus ou moins intelligemment : suivre les évolutions des saga Vendredi 13 et Freddy est à ce titre édifiant ; à peu près autant que le virage rigolard que les deux franchises ont entrepris respectivement avec Jason Takes Manhattan et Le Cauchemar De Freddy, virage qui avait pour but premier de contourner la censure mais qui aboutira sans réellement le vouloir à la catastrophe du néo-slasher, ou slasher méta ; sous sous-genre dont Scream reste encore le meilleur représentant au milieu de tous les Urban Legend et autres Souviens-Toi L’Eté Dernier de niveau plus que discutable. De tristes écarts qui ont bien failli condamner le genre avant qu’il ne connaisse un regain inespéré par le biais d’une vague crue, brutale, naturaliste ; avec le Haute Tension d’Alexandre Aja pour commencer, puis le remake étonnamment bon de Massacre A La Tronçonneuse et surtout les deux Halloween de Rob Zombie, à la démarche ultra-réaliste radicalement opposée à celle plus fantastique de Carpenter, mais néanmoins nécessaire à cette époque. Et tout cela, sans oublier Tous Les Garçons Aiment Mandy Lane et son approche du sujet qui tenait plus de l’étude de caractères que d’une mécanique horrifique trop bien rodée.
   Et The Strangers – Prey At Night là-dedans ? Outre qu’il s’agisse d’un slasher parfaitement assumé faisant suite à un premier film qui ne se revendiquait jamais comme tel pour préférer se dissimuler sous les oripeaux plus respectables du home-invasion ; l’on ne peut que remarquer qu’il est l’amalgame de toutes ces vagues, tout en réduisant leurs éléments les plus marquants à leur portion congrue.
   On s’y balade avec un masque non pas pour cacher son identité (comme dans Meurtres A La Saint-Valentin ou Rosemary’s Killer ; pour ne citer que les exemples les plus connus de cette période) ou une difformité (comme le tueur de Massacre Dans Le Train Fantôme), mais tout simplement parce que comme l’avait compris Michael Myers dès 1978, le port d’un masque fait peur. Les mises à mort y sont douloureuses et chaque coup porté fait mal comme dans un Rob Zombie, non pas parce qu’il faut réveiller le genre après des années de néo-slasher moribond, mais tout simplement parce que crever, c’est pas beau à voir. Les tueurs se comportent comme leurs glorieux prédécesseurs non pas pour livrer une quelconque réflexion sur les codes du genre mais juste parce qu’après tout, pourquoi pas ? C’est fun de se comporter comme les plus grands cinglés du genre.

   Du moins jusqu’à ce qu’une des victimes ne se rebelle et contre-attaque avant de fuir, toujours, sans jamais se retourner.
   Et c’est peut-être là que le film se montre le plus malin, pour aller au-delà d’un simple revival qu’on aurait pu suspecter de prime abord. Car derrière les plans soignés en cinemascope et la musique électronique élégante qui doivent tout à John Carpenter se cache sans doute l’hommage le plus subtil au maître : après tout, derrière l’aspect sans conséquence de son Halloween se cachait une attaque en règle des banlieues bourgeoises et soi-disant respectables de l’Amérique blanche cachant tant bien que mal de sombres secrets ; un aspect que l’on retrouvera dans d’autres grands titres du genre comme Les Griffes De La Nuit, Scream premier du nom ou Mandy Lane. Même un sous-produit comme le premier Souviens-Toi L’Eté Dernier avait saisi cet élément inhérent aux meilleurs slashers : l’empilement de victimes doit révéler un propos subversif, la forme doit souligner le fond.
   The Strangers – Prey At Night ne l’a pas oublié non plus, et si son propos n’est pas similaire à celui du chef-d’œuvre séminal de John Carpenter, il n’en demeure pas moins qu’il sait se réapproprier sa subtilité pour asséner le sien.
   Car voir ces meurtriers coincés dans un glorieux passé, les 80’s plus précisément dont l’esthétique contamine tout le métrage, et persécuter quiconque leur passe sous la main ne résonne-t-il pas étrangement à l’heure des revivals inconséquents et bassement mercantiles de cette période (coucou Strangers Things, coucou Ça), et surtout à l’heure où les U.S.A. se rêvent à nouveau reaganiens à grands coups de « Make America Great Again » ?
   Dans ce cas, ne reste plus qu’à faire comme la survivante du long-métrage : affronter cette image fantasmée, la confronter, et aller de l’avant au lieu de se lover dans un passé à la nostalgie lénifiante, un passé dont les néons racoleurs cachent de plus bien difficilement de grandes giclées sanglantes foncièrement dégueulasses.

17/08/2018

Littérature : The Dark Prince Charming








ATTENTION : CET ARTICLE CONTIENT DES SPOILERS.


   Inutile de revenir sur le fait que Batman et le Joker sont des antagonistes parfaits, le sujet à déjà été décortiqué en long et en large et de toute façon, la chose est évidente pour quiconque connaît un tant soit peu les deux personnages.
   Batman est un justicier, le Joker est un criminel. Batman est une armoire à glace, le Joker est efflanqué. Batman est tout de noir vêtu, le Joker est chatoyant. De Batman, tout le passif est connu de son enfance à sa formation de justicier alors que le Joker est une énigme ambulante. Mais il existe un aspect de ce jeu des différences qui est moins exploité, moins mis en lumière mais qui pourtant est peut-être le plus fascinant : dans un sens, le Joker est sans doute bien plus humain que le dévitalisé Bruce Wayne.
   La vie de Bruce a un aspect robotique, toute son existence étant désormais dédiée à faire régner la justice au détriment de toute autre considération, immanquablement destinée à être reléguée au second plan. L’élément le plus significatif de cet état de fait tient sûrement dans la comparaison de la vie sentimentale des deux personnages : là où Batman et Catwoman mènent un jeu de séduction qui tient plus de « suis-moi, je te fuis » que d’une vraie relation, là où Batman n’a été fichu de faire un enfant qu’à la seule femme avec laquelle tout avenir est impossible (Talia Al Ghul, fille de l’un de ses pires ennemis) ; le Joker peut se targuer d’être en couple depuis des années avec Harley Quinn. Un couple toxique bien entendu, une relation malsaine et abusive de laquelle Harley peine à s’extraire pour finalement replonger dans les bras de son « poussin » au bout d’un temps plus ou moins long, mais il n’empêche, une relation tout de même relativement stable.
   Et pour continuer sur cette considération, comment ignorer la possibilité d’une attirance homosexuelle plus ou moins assumée de la part du Joker envers Batou. Si Frank Miller a été celui qui a le plus clairement souligné la chose via son Joker androgyne et aguicheur dans The Dark Knight Returns, la question revient souvent et sert, pour beaucoup de fans, à démontrer que le Joker a besoin de Batman pour exister alors que l’inverse n’est pas viable, et ce pour une raison simple : la sexualité de Bruce Wayne étant réduite à sa portion congrue, il ne peut que rester hermétique aux manœuvres du Joker.
   Oui, mais... Et si, au fond, Batman n’était pas si insensible au Joker ? Peut-être pas à ses charmes, mais au moins à son existence ? Et si Batman avait tout autant besoin du Joker pour exister ? La question a déjà été posée par le jeu vidéo Arkham Knight, et la réponse fut claire : Batman sans sa némésis n’est plus vraiment Batman, au point de devoir l’invoquer mentalement pour retrouver toute sa fougue. Et quand au final il fait définitivement disparaître son cher ennemi, la carrière de Batman prend immédiatement fin.
   Cette question est à nouveau posée par Marini dans son Dark Prince Charming et, s’il ne se montre pas aussi radical dans sa démonstration, il est évident que sa réponse est la même, bien qu’il la souligne beaucoup plus subtilement.

   Le Joker vu par Marini n’a sans doute jamais été si humain : en plus de faire part de toute une palette d’émotions, en plus d’être drôle et même relativement prévenant envers Harley Quinn, il est surtout vivant. Aucune surprise donc à le voir tirer toute la couverture à lui au fil de pages le dépeignant comme un incontrôlable chien fou avide de mordre (et surtout de déchiqueter) la vie à pleines dents. À contrario, Batman y apparaît effacé, presque absent, une sombre silhouette qui ne s’attarde même pas à offrir un semblant d’affection à Catwoman pour lui préférer les hauteurs de Gotham depuis lesquelles il peut surveiller les bas-fonds avant de s’y ruer avec brutalité.
   Un robot, un véritable Terminator sans la moindre once d’humanité. Une machine à laquelle on ne daignerait pas lui accorder la possibilité d’une vie de famille et encore moins d’une vie amoureuse… Jusqu’à ce qu’une enfant fasse son apparition.
   Une fille, qui pourrait bien être la sienne et envers laquelle sa réaction première est le déni tant son existence est la preuve que derrière l’aspect d’androïde froid qu’il aime à arborer, Bruce Wayne demeure un homme capable de « fauter » avec une femme de passage, avec les conséquences qui peuvent en découler.
   Incroyable : Bruce Wayne peut parfois s’envoyer en l’air. Bruce Wayne est humain, même s’il prétend le contraire.
   Inutile de dire que le Joker ne se gêne pas pour sauter sur l’occasion : il kidnappe la gamine et, après une première confrontation avec son meilleur ennemi (lors de laquelle Marini pousse l’ambiguïté sexuelle du Clown Prince du Crime avec une outrance plus magnifique encore que celle de Miller), nous retrouvons le vrai Batman, le super-héros charismatique, fougueux et furieux qui ne se contente plus de surveiller Gotham mais la fait plier sous sa puissance pour y régner avec une vigueur incontestable, la dominant sans vergogne. La métaphore n’a même pas besoin d’être soulignée tant elle est évidente.
   De là à dire que l’attirance homosexuelle du Joker pour Batman est réciproque, il n’y aurait qu’un pas à franchir que Marini se garde bien de faire, quand bien même il enclenche le mouvement d’une enjambée grandiose par le biais de ce twist sidérant : cette petite fille n’est probablement pas celle de Wayne, mais du Joker. Batman et son ennemi ont donc partagé la même femme, et il en a résulté cette enfant illégitime que Bruce finit par adopter. On aura tôt fait de qualifier la petite d’enfant de « l’amour » entre les deux personnages, mais son véritable intérêt est ailleurs.
   Car au détour d’une scène, lorsque Batman apprend la véritable affiliation de la gamine, on ne peut que comprendre qu’il sait qui est véritablement le Joker. Le secret de son identité est bien gardé de tous (et des lecteurs) dans l’univers DC mais la vérité, c’est que Batman la garde pour lui, pour s’en réserver l’exclusivité, en faire une sorte de lien entre eux, car il ne sait que trop bien pourquoi il n’arrive jamais à se débarrasser du Joker : si ce dernier ne pourrait certes pas exister sans Batman, celui-ci n’est pas vraiment lui-même sans son ennemi favori, le seul être au monde qui soit capable, par un paradoxe superbement dérangeant, de réveiller son humanité.
   Dès lors, la question se pose : le Dark Prince Charming de Marini est-il bien celui auquel on pensait en ouvrant le livre ?

10/08/2018

Littérature : Une Fille Comme Les Autres







  Demandez à n’importe qui de vous parler d’écrivains horrifiques, vous obtiendrez toujours les mêmes résultats. La grande majorité citera Stephen King, bien évidemment, ce qui est on ne peut plus compréhensible au vu de son apport à la littérature en général et au genre en particulier, sans compter toutes les adaptations cinés (plus ou ou moins réussies) de son œuvre qui ont quasiment fait de son nom une marque. Les plus élitistes causeront de Clive Barker, les plus classiques citeront Lovecraft ou Poe, les plus scolaires évoqueront Matheson, les plus romantiques parleront d’Anne Rice, et les plus jeunes (ou les moins avertis) sortiront spontanément le nom de R.L. Stine (et il n’y aura d’ailleurs aucune honte à cela, Stine étant sans doute le plus injustement mésestimé du lot, mais c’est un autre sujet).
  Mais pas un ne prononcera le nom de Jack Ketchum.
  La qualité de son œuvre n’est pourtant pas sujette à débat, et il y a d’ailleurs fort à parier que les lecteurs les plus éclairés finiront par vous en parler… Mais rarement en premier choix. À cela une raison simple : les œuvres les plus marquantes de Ketchum sont des purs moment d’horreur, et non d’épouvante.
  Bon nombre des auteurs cités ci-dessus ont souvent œuvré dans les deux genres, leur apportant à chacun des morceaux d’anthologie. Après tout, pour en revenir à King, enlevez la simple mention de la télékinésie dans Carrie et vous obtenez une étude communautaire aussi captivante que déstabilisante. Et puis bien sûr, il y a Misery, Stand By Me, ou plus récemment Joyland.
  Et pourtant, concentrez-vous sur King lors de votre discussion et votre interlocuteur vous parlera bien plus volontiers de Grippe-Sou le clown ou d’une Plymouth rouge surnommée Christine que d’Annie Wilkes, l’ex-infirmière psychopathe et tortionnaire de Misery passée maîtresse dans l’art de l’amputation (ou le cassage de chevilles dans le film). Et ce phénomène ne se limite pas qu’à King : même le fan le plus assidu de Barker évoquera Pinhead, le revenant au crâne clouté issu de Hellraiser avant de vous parler de Mahogany, le boucher beaucoup trop appliqué du Train De L’Abattoir. Pour une raison simple : l’horreur passe beaucoup mieux quand elle prend les atours de l’épouvante, c’est à dire du conte, de l’allégorie ou de la métaphore.
 Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle n’en demeure pas moins effrayante, que le mal prenne des atours surnaturels ne le rend pas moins maléfique, et donc moins malsain ; mais juste plus facile à appréhender. Il est facile de détester un monstre, un vampire, un fantôme, un démon ou tout ce que vous voulez. Mais que se passe-t-il quand le mal ne se masque pas et montre son vrai visage, terriblement humain ? C’est là toute la question derrière Une Fille Comme Les Autres.

  Car Ketchum ne tourne pas autour du pot, ne cherche pas à vous offrir une figure facile à haïr aux atours immédiatement repoussants, non : il ne triche pas, ne modifie pas, il vous balance en pleine figure que les monstres existent, mais qu’ils ont le visage de la mère de votre meilleur pote toujours prête à vous accueillir avec un grand sourire et un soda au frais, de votre meilleur pote aussi tant qu’on y est, de vos voisins que vous connaissez vaguement et, pire… du vôtre.
  Pareille affirmation ne pourrait fonctionner si elle était balancée sans sommation, et là repose tout l'affreux savoir-faire de Ketchum : préparer le terrain. Il est bien gentil, l’auteur, à nous évoquer ce groupe de copains, les journées ensoleillées à la fête foraine, la petite nouvelle du quartier qui a de plus l’avantage d’être très mignonne ; mais en achetant ce bouquin vous vouliez du sang, du sensationnalisme, bref de l’horreur. Et Ketchum va y répondre positivement, et même ô combien positivement : avant que vous ne vous en rendiez compte, la petite nouvelle se retrouve ligotée nue au fond d’un sous-sol et se fait pisser sur la gueule. De quoi tu te plains, c’est bien ce que tu es venu chercher, non ? Une simple interrogation rhétorique, cruelle, qui s’avère dévastatrice puisqu’elle met le lecteur aussi bien à place du bourreau que de la victime : oui, c’est bien ce que je cherchais, mais est-on obligé d’aller si loin ? Qu’est-ce que j’ai fait pour subir ça ?
  Mais cet étalage de folie est fascinant, étrangement hypnotique, il semble vous mettre au défi de voir jusqu’où vous serez capable de vous aventurer dans le cauchemar. Et donc vous continuez de tourner les pages sans véritablement le vouloir, de plus en plus dévitalisé au fil du récit avec pour seule compagnie le maigre espoir, toujours plus vain chapitre après chapitre, que les choses vont finir par s’améliorer, que ça ne peut logiquement pas aller en empirant, qu’il est impossible d’aller plus loin dans l’infâme. Avant que vous n’ayez pu réagir vous êtes devenu corps et âme le protagoniste principal du récit, ce jeune voisin amorphe qui est tout aussi subjugué que dégoûté par ce qui se déroule autour de lui ; et qui se résout presque à attendre que ça passe comme vous vous résignez à atteindre la fin du livre.

  Sans que vous ne l’ayez vu venir, Ketchum vous a renvoyé votre propre beauferie en pleine tronche en retournant vos bas instincts contre vous, votre besoin de voir sans pour autant l’assumer ; et ce mauvais génie va même pousser le bouchon jusqu’à vous réserver un faux répit : sous la forme d’un très court chapitre, très succinct, le pire des sévices y est évoqué mais, à l’inverse des autres, jamais détaillé. Libre à vous de l’imaginer, ou pas, et de gérer votre conscience en fonction de votre choix. De toute façon, il est déjà trop tard puisque si nous en sommes arrivé là, c’est bien de votre faute : il fallait réagir plus tôt, il ne fallait même pas ouvrir ce bouquin. Il fallait se tenir éloigné de la Tante Ruth et de sa marmaille, de ce clan bien trop incestuel pour être honnête ; il fallait se tenir éloigné de ce livre et de ses promesses douteuses.
  Démarche magnifiquement méta qui laisse le lecteur pantelant, confus, assommé quand bien même, en fin de compte, on ne lui aura pas tout raconté à propos du calvaire de cette pauvre fille puisque le livre ne sombre jamais dans le torture-porn de bas étage : mais ce qu’il raconte est déjà bien suffisant. Que le lecteur fut méprisable de vouloir des sensations fortes à ce prix.

  Un prix qui est l’explication de la moindre renommée de Ketchum par rapport à ses confrères : personne n’aime qu’on lui tende un reflet aussi peu flatteur, se réfugier derrière les figures paradoxalement plus rassurantes des démons en tous genres est bien plus confortable. Le mal, c’est l’autre, ce n’est pas moi.
  Mais enrober le fond du problème, Ketchum s’en fout. Il n’est pas là pour arrondir les angles, il est là pour vous claquer la tête dessus. Car l’horreur, la vraie, est humaine. Tout le génie de Ketchum est là : avoir écrit un livre profondément horrible, car profondément humain.