10/08/2018

Littérature : Une Fille Comme Les Autres







  Demandez à n’importe qui de vous parler d’écrivains horrifiques, vous obtiendrez toujours les mêmes résultats. La grande majorité citera Stephen King, bien évidemment, ce qui est on ne peut plus compréhensible au vu de son apport à la littérature en général et au genre en particulier, sans compter toutes les adaptations cinés (plus ou ou moins réussies) de son œuvre qui ont quasiment fait de son nom une marque. Les plus élitistes causeront de Clive Barker, les plus classiques citeront Lovecraft ou Poe, les plus scolaires évoqueront Matheson, les plus romantiques parleront d’Anne Rice, et les plus jeunes (ou les moins avertis) sortiront spontanément le nom de R.L. Stine (et il n’y aura d’ailleurs aucune honte à cela, Stine étant sans doute le plus injustement mésestimé du lot, mais c’est un autre sujet).
  Mais pas un ne prononcera le nom de Jack Ketchum.
  La qualité de son œuvre n’est pourtant pas sujette à débat, et il y a d’ailleurs fort à parier que les lecteurs les plus éclairés finiront par vous en parler… Mais rarement en premier choix. À cela une raison simple : les œuvres les plus marquantes de Ketchum sont des purs moment d’horreur, et non d’épouvante.
  Bon nombre des auteurs cités ci-dessus ont souvent œuvré dans les deux genres, leur apportant à chacun des morceaux d’anthologie. Après tout, pour en revenir à King, enlevez la simple mention de la télékinésie dans Carrie et vous obtenez une étude communautaire aussi captivante que déstabilisante. Et puis bien sûr, il y a Misery, Stand By Me, ou plus récemment Joyland.
  Et pourtant, concentrez-vous sur King lors de votre discussion et votre interlocuteur vous parlera bien plus volontiers de Grippe-Sou le clown ou d’une Plymouth rouge surnommée Christine que d’Annie Wilkes, l’ex-infirmière psychopathe et tortionnaire de Misery passée maîtresse dans l’art de l’amputation (ou le cassage de chevilles dans le film). Et ce phénomène ne se limite pas qu’à King : même le fan le plus assidu de Barker évoquera Pinhead, le revenant au crâne clouté issu de Hellraiser avant de vous parler de Mahogany, le boucher beaucoup trop appliqué du Train De L’Abattoir. Pour une raison simple : l’horreur passe beaucoup mieux quand elle prend les atours de l’épouvante, c’est à dire du conte, de l’allégorie ou de la métaphore.
 Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle n’en demeure pas moins effrayante, que le mal prenne des atours surnaturels ne le rend pas moins maléfique, et donc moins malsain ; mais juste plus facile à appréhender. Il est facile de détester un monstre, un vampire, un fantôme, un démon ou tout ce que vous voulez. Mais que se passe-t-il quand le mal ne se masque pas et montre son vrai visage, terriblement humain ? C’est là toute la question derrière Une Fille Comme Les Autres.

  Car Ketchum ne tourne pas autour du pot, ne cherche pas à vous offrir une figure facile à haïr aux atours immédiatement repoussants, non : il ne triche pas, ne modifie pas, il vous balance en pleine figure que les monstres existent, mais qu’ils ont le visage de la mère de votre meilleur pote toujours prête à vous accueillir avec un grand sourire et un soda au frais, de votre meilleur pote aussi tant qu’on y est, de vos voisins que vous connaissez vaguement et, pire… du vôtre.
  Pareille affirmation ne pourrait fonctionner si elle était balancée sans sommation, et là repose tout l'affreux savoir-faire de Ketchum : préparer le terrain. Il est bien gentil, l’auteur, à nous évoquer ce groupe de copains, les journées ensoleillées à la fête foraine, la petite nouvelle du quartier qui a de plus l’avantage d’être très mignonne ; mais en achetant ce bouquin vous vouliez du sang, du sensationnalisme, bref de l’horreur. Et Ketchum va y répondre positivement, et même ô combien positivement : avant que vous ne vous en rendiez compte, la petite nouvelle se retrouve ligotée nue au fond d’un sous-sol et se fait pisser sur la gueule. De quoi tu te plains, c’est bien ce que tu es venu chercher, non ? Une simple interrogation rhétorique, cruelle, qui s’avère dévastatrice puisqu’elle met le lecteur aussi bien à place du bourreau que de la victime : oui, c’est bien ce que je cherchais, mais est-on obligé d’aller si loin ? Qu’est-ce que j’ai fait pour subir ça ?
  Mais cet étalage de folie est fascinant, étrangement hypnotique, il semble vous mettre au défi de voir jusqu’où vous serez capable de vous aventurer dans le cauchemar. Et donc vous continuez de tourner les pages sans véritablement le vouloir, de plus en plus dévitalisé au fil du récit avec pour seule compagnie le maigre espoir, toujours plus vain chapitre après chapitre, que les choses vont finir par s’améliorer, que ça ne peut logiquement pas aller en empirant, qu’il est impossible d’aller plus loin dans l’infâme. Avant que vous n’ayez pu réagir vous êtes devenu corps et âme le protagoniste principal du récit, ce jeune voisin amorphe qui est tout aussi subjugué que dégoûté par ce qui se déroule autour de lui ; et qui se résout presque à attendre que ça passe comme vous vous résignez à atteindre la fin du livre.

  Sans que vous ne l’ayez vu venir, Ketchum vous a renvoyé votre propre beauferie en pleine tronche en retournant vos bas instincts contre vous, votre besoin de voir sans pour autant l’assumer ; et ce mauvais génie va même pousser le bouchon jusqu’à vous réserver un faux répit : sous la forme d’un très court chapitre, très succinct, le pire des sévices y est évoqué mais, à l’inverse des autres, jamais détaillé. Libre à vous de l’imaginer, ou pas, et de gérer votre conscience en fonction de votre choix. De toute façon, il est déjà trop tard puisque si nous en sommes arrivé là, c’est bien de votre faute : il fallait réagir plus tôt, il ne fallait même pas ouvrir ce bouquin. Il fallait se tenir éloigné de la Tante Ruth et de sa marmaille, de ce clan bien trop incestuel pour être honnête ; il fallait se tenir éloigné de ce livre et de ses promesses douteuses.
  Démarche magnifiquement méta qui laisse le lecteur pantelant, confus, assommé quand bien même, en fin de compte, on ne lui aura pas tout raconté à propos du calvaire de cette pauvre fille puisque le livre ne sombre jamais dans le torture-porn de bas étage : mais ce qu’il raconte est déjà bien suffisant. Que le lecteur fut méprisable de vouloir des sensations fortes à ce prix.

  Un prix qui est l’explication de la moindre renommée de Ketchum par rapport à ses confrères : personne n’aime qu’on lui tende un reflet aussi peu flatteur, se réfugier derrière les figures paradoxalement plus rassurantes des démons en tous genres est bien plus confortable. Le mal, c’est l’autre, ce n’est pas moi.
  Mais enrober le fond du problème, Ketchum s’en fout. Il n’est pas là pour arrondir les angles, il est là pour vous claquer la tête dessus. Car l’horreur, la vraie, est humaine. Tout le génie de Ketchum est là : avoir écrit un livre profondément horrible, car profondément humain.

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