08/02/2024

À propos de Bons Baisers de Los Angeles

    J'avais depuis toujours l'idée d'écrire un roman noir : j'en lis autant si ce n'est plus que de l'horreur, et je considère les deux genres voisins de par leur acharnement à mettre en lumière ce que personne ne veut voir, et réhabiliter ceux que personne ne regarde. La rédaction d'un roman noir me paraissait néanmoins plus exigeante que celle d'un roman horrifico-fantastique, tant le contexte réaliste vous prive de béquille magique à même de justifier tout et n'importe quoi (à condition de ne pas écrire n'importe comment, bien entendu). Il faut se jeter dans la naturalisme le plus cru, et ainsi envisageai-je un voyage à Los Angeles pour m'imprégner de l'atmosphère qui inspira Raymond Chandler, Dashiell Hammett, Craig McDonald, James Sallis, James Ellroy et tant d'autres... et qui engloutit Elizabeth Short, Marilyn Monroe, Rita Hayworth et tant d'autres. J'avais certes conscience que la ville avait évolué en quatre-vingts ans, que le décor des classiques de Howard Hawks avec Bogart et Bacall ne devait plus être qu'une vague curiosité, mais j'espérais qu'il en subsiste néanmoins quelques échos.
    Or, il n'en reste rien.
    Cette Los Angeles a été engloutie par pire qu'elle.


Ci-dessus : le quartier de Bunker Hill avant, puis maintenant
(et pour un rendu plus effarant, visionnez cette vidéo)

    Je me résignais donc à ne pas faire quinze heures de vol pour me coltiner blocs de béton et Starbucks à chaque coin de rue, sans pour autant lâcher mon idée ni cesser mes recherches, bien au contraire. Comment en était-on arrivé là ? Pourquoi ?
    Réponse : parce que Hollywood, c'est l'Enfer.
    Ce n'est pas moi qui le dit, c'est David Lynch.
    Au détour d'un plan de Mulholland Drive, avant que le film ne change de sens et après que Betty et Rita aient fait l'amour, la voie vers le club Silencio se pare d'un sticker qui a valeur d'avertissement. Si le film déroulait jusqu'ici une histoire somme toute positive avec son actrice débutante qui bluffe son monde et tombe amoureuse, les éléments d'inquiétante étrangeté qui parsemaient le récit explosent au Silencio pour muer le dernier acte en cauchemar... Ou en dur éveil.

Oui, il faut avoir l'œil... Mais sur grand écran ou en version HD (très beau Blu-Ray français, d'ailleurs), le message est immanquable

    Il n'est pas question ici de théoriser en long et en large sur le chef-d'œuvre de Lynch, mais plutôt de souligner qu'il s'inscrit de façon subtile dans la tradition des doubles séances qui étaient monnaie courante aux USA dans les années 40 et 50, l'aguicheuse et très friquée série A précédée ou suivie de la plus décomplexée série B dont le film noir constituait alors un fier représentant. Le côté pile de la face hollywoodienne, le constat plus ou moins conscient que le soleil californien recèle de rudes parts d'ombre.
    Ainsi, rien d'étonnant à ce que le cinéma se soit emparé du premier roman de Raymond Chandler, aussi subversif soit-il : notables véreux, bourgeoises nymphomanes, personnel de maison déphasé, hommes de mains psychopathes et caïds en cheville avec la bonne société constituent un catalogue du microcosme de Los Angeles certes effarant, mais que personne n'ignorait.

Coup d'essai et coup de maître avec ce monument du roman noir

    Le mafieux Mickey Cohen faisait alors les gros titres, les studios peinaient à dissimuler les fréquentations plus ou moins douteuses de leurs vedettes, la réputation du Château Marmont était déjà par trop sulfureuse... La ville ne constituait pas un parfait décor de film noir : elle vivait un film noir, imagerie cinématographique et contexte réel à jamais entremêlés par le plus célèbre fait divers du XXème siècle.

L'affaire du Black Dahlia, ainsi nommée par les journalistes en référence au film The Blue Dahlia sorti l'année précédente.
Preuve que fiction et actualités étaient alors en étroite collaboration...

    D'où provient la fascination pour Elizabeth Short ?
    D'aucuns évoqueront son calvaire, d'autres le mystère qui entoure son bourreau, mais tout le monde s'accordera à dire qu'elle représente le cauchemar hollywoodien voire américain, en quête des spots de Californie pour n'y récolter que flashs voyeuristes au gré d'une mise en scène qui surpassera pour toujours les pires films d'horreur. Tandis que les grands studios illuminaient les vedettes sous leurs plus beaux atours, les journaux starifiaient Elizabeth Short telle la madone des rêves déchus, symbole d'un système qui transforme les aspirantes en déesses ou en martyres.
    Mais ombre et lumière se confondaient depuis quelques temps déjà, le film noir gagnant alors ses lettres de noblesse au travers de couples de légende : tandis qu'Orson Welles et Rita Hayworth se déchiraient sur La Dame de Shanghai, Humphrey Bogart et Lauren Bacall tombaient amoureux sur Le Port de l'Angoisse pour être sublimés dans... Le Grand Sommeil. L.A. s'accommodait de la noirceur de Betty Short avant même qu'elle ne soit dans le caniveau.

Le Grand Sommeil au cinéma : ni série B ni tout à fait série A tant Howard Hawks détourne les exigences du système pour coller à l'esprit de Raymond Chandler

    La boucle est bouclée ? Pas vraiment. Elizabeth Short chutera pour connaître la gloire. Marilyn Monroe, elle, chutera en pleine gloire.
    Leur présence quasi simultanée dans cette cité fantasmagorique, et l'acharnement médiatique qu'elles ont enduré (sans même parler des abus), ne freineront guère l'expansion du modèle hollywoodien : au contraire, comme le souligne Pacôme Thiellement dans cet excellent article, Hollywood est une religion qui nous vend depuis plus d'un demi-siècle des idéaux de gloire, de réussite, d'accomplissement personnel. Et pour exister, une religion a autant besoin de prophètes, que de martyres et de saintes. Pourquoi pas les deux en même temps, d'ailleurs ?

Elizabeth Short, le Dhalia Noir.
Marilyn Monroe, la déesse blonde.

    Les effigies du Dahlia et de Marilyn ont infusé la pop-culture pendant des décennies, la sulfureuse brune et l'ingénue blonde dupliquées encore et encore pour le meilleur comme pour le pire, et heureusement remises en question. Impossible de ne pas citer Lynch de nouveau, non seulement au travers de Mulholland Drive mais aussi de Blue Velvet, Lost Highway et bien évidemment Twin Peaks. De son propre aveu obsédé par Short et Monroe, Lynch n'a eu de cesse de les invoquer pour mieux gratter le vernis de l'american way of life.



Ci-dessus : Isabella Rossellini en décalque du Dahlia et Laura Dern en innocente blonde dans Blue Velvet, la martyre Laura Palmer et sa candide cousine Madeleine (toutes deux interprétées par Sheryl Lee) dans Twin Peaks : Lynch entremêle encore et encore les deux archétypes, jusqu'à les fondre sous les traits de Patricia Arquette dans Lost Highway

    Dans une moindre mesure, la série Buffy Contre les Vampires (qui s'est toujours fait une joie de pervertir l'imagerie californienne) a elle aussi livré sa vision des choses en confrontant Buffy la blonde parfaite à Faith la brune borderline, chacune révélant les failles de l'autre avant qu'une Faith laissée pour morte, battue et tuméfiée ne prenne la place de Buffy dans un double épisode mémorable.

Et pour les trois du fond qui en douteraient encore : oui, Buffy est une série aux niveaux de lectures et aux grilles thématiques et philosophiques proprement inouïe

    Plus récemment, Edgar Wright jouait lui aussi de cette dualité dans l'excellent Last Night in Soho. S'il ne se déroule certes pas à Hollywood, Sandie la blonde y ravivait plus d'une fois le spectre de Marilyn afin que la brune Eloise ne saisisse le sombre prix à payer pour accéder à ses rêves... Ou y échapper.

L'image parle d'elle-même

    Il s'agit ici des plus évidents exemples, mais l'on pourrait aussi parler du Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino, Pearl de Ti West et bien sûr Blonde (le livre comme le film) pour souligner que l'heure semble être à la remise en question du dogme hollywoodien, cette tentation à laquelle même les meilleurs ont un jour succombé : Raymond Chandler, Bret Easton Ellis, Clive Barker, Stephen King, John Carpenter, William Friedkin, Paul Verhoeven, Rob Zombie et bien sûr David Lynch... Faut-il détailler tous ceux (et évidemment toutes celles) qui sont ressortis rincés des collines de Los Angeles ? Hollywood a vendu monts et merveilles aussi bien aux artistes qu'au public et, en ces temps troublés, la gueule de bois est rude.
    Bons Baisers de Los Angeles est cependant moins un coup de sang que la continuité thématique de Bad Voodoo, qui auscultait lui aussi les fondations et le revers des mythes qui ont forgé le monde moderne. Où reposent les espoirs de l'Ouest ? La réponse risque de vous déplaire. Revenir sur l'époque charnière où Betty Short hantait une Marilyn en pleine ascension dresse un état des lieux à même de déterminer qui avait le plus d'intérêt à transformer la Los Angeles des origines en ce gigantesque et improbable parc d'attractions qui divertit le monde depuis plus de cinquante ans. Car la montée en puissance de Hollywood va évidemment de pair avec la disparition de quartiers entiers, l'épuration de populations trop gênantes pour le sacro-saint progrès, et ainsi Bons Baisers de Los Angeles est-il à son tour un hommage aux pionniers trop vite enterrés, dont l'héritage galvaudé revient nous hanter. Pour citer Brad Pitt dans Fight Club :

    "On est les enfants oubliés de l'histoire mes amis. On a pas de but ni de vraie place, on a pas de grande guerre, pas de grande dépression. Notre grande guerre est spirituelle, notre grande dépression c'est nos vies. Le télévision nous a appris à croire qu'un jour on serait tous des millionnaires, des dieux du cinéma ou des rockstars mais c'est faux ! Et nous apprenons lentement cette vérité. On en a vraiment, vraiment plein le cul."

    Et merde.
    Encore une leçon de vie made in Hollywood.

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