04/11/2023

Alan Wake : déconstruction et pouvoir de la fiction

AVERTISSEMENT : CET ARTICLE RÉVÈLE DES ÉLÉMENTS D'INTRIGUE D'ALAN WAKE II ET TWIN PEAKS - THE RETURN.


   Relatif succès de 2010, le jeu vidéo Alan Wake développé par Remedy (sous la direction scénaristique et artistique de Sam Lake) a lentement mais sûrement acquis un tel statut qu'il a aujourd'hui droit à une suite aussi attendue que saluée. Les ténèbres du titre renfermeraient-elles quelque illumination ?

Suivez la lumière...

   L'on a beaucoup évoqué Stephen King au sujet d’Alan Wake, et à raison tant le jeu multiplie les références directes au maître au travers d'une intrigue qui lui est chère et qu'il a maintes fois exploré : celle de l'écrivain en perte de repères. Difficile de pas mentionner Shining, Fenêtre Secrète et surtout La Part Des Ténèbres lorsque l'on parle d'Alan Wake, victime du syndrome de la page blanche au point que son couple batte de l'aile, prisonnier de l'image qu'il s'est lui-même créée, et un peu trop porté sur l'alcool pour qu'on ne prête foi à sa vision des choses.

Les trois titres qui constituent sans doute le meilleur reflet de l'obsession de King pour la figure de l'écrivain paumé voire maléfique (Vue Imprenable sur Jardin Secret, qui a inspiré Fenêtre Secrète, est contenue dans le recueil Minuit 2)

   L'influence de King sur le jeu ne saurait être contestée, jamais limitée au coup de coude complice mais au contraire sublimée par celui qui l'imprègne plus encore : David Lynch, autre grand artiste obsédé par la remise en question de la réalité, les ténèbres en embuscade derrière le voile des apparences, et la capacité de l'art à distiller quelque magie pour ordonner le chaos. Deux créateurs complémentaires, qui usent d'environnements et de personnages parfois très similaires, et que Remedy s'acharne non seulement à synthétiser mais surtout à transcender par le gameplay en déjouant sans cesse les attentes pour déformer les codes et brouiller les pistes avec la même originalité que King et Lynch derrière leurs machines à écrire ou caméras.

Stephen King et David Lynch (et leurs regards perçants)

   Les références à l'œuvre lynchéenne semblent pourtant, de prime abord, aussi appliquées que vaines : Twin Peaks nous revient forcément en mémoire aux abords de Bright Falls, morne et embrumé petit patelin des montagnes dont le café-restaurant est un tel décalque du Double R que l'on y retrouve une serveuse toute aussi ingénue que Mädchen Amick. L'on pourrait aussi mentionner la société secrète qui veille sur la ville à la manière des Bookhouse Boys, la Dame à la lampe qui renvoie bien sûr à la fameuse Dame à la bûche ou même la série Night Springs dont les habitants de Bright Falls sont aussi accros que ceux de Twin Peaks à Invitation to Love, d'autant plus que les intrigues de ces séries fictives font un peu trop écho à ce qui se passe en ville. Une approche méta dont Alan est par ailleurs la parfaite incarnation tant par son métier (qui, apprendra-t-on, lui a permis d'œuvrer sur Night Springs) que par sa psychologie tourmentée suite à la disparition de sa femme, plongé dans une spirale si folle qu'elle est à priori incompréhensible. De ce point de vue, Alan tient d'ailleurs moins de quelque figure de Twin Peaks que d'un autre grand personnage lynchéen : Fred Madison, le jazzman maudit de Lost Highway.





Ci-dessus, de haut en bas : le Double R et le Oh Deer Diner, Shelly et Rose, la Dame à la bûche et celle à la lampe, les docteurs Hayward et Nelson, Invitation to Love et Night Springs... Quelques exemples des renvois directs du jeu à la série de Lynch & Frost

Fred Madison et Alan Wake, deux artistes tourmentés aux prises avec des forces qui les dépassent

   Ces emprunts certes savoureux se limiteraient cependant au basique hommage si Sam Lake, figure tutélaire de Remedy, ne s'était pas interrogé sur les mécanismes et surtout l'essence de l'œuvre lynchéenne pour les appliquer à son médium ; et ainsi Alan Wake prend-il moins plaisir à citer qu'à divulguer, ou plutôt ne pas divulguer, ses clefs de compréhension.

Sam Lake (et son regard perçant)

"La vie est très, très compliquée ; donc on devrait pouvoir faire des films tout aussi complexes."
- David Lynch

   Quiconque s'est déjà perdu dans une œuvre de David Lynch connaît la douce léthargie qui imprègne ses images et qui menace à tout instant de se briser (souvent au détour de banals éléments), si enivrant cocktail de crainte et de fascination qu'y replonger devient une nécessité. Ressenti contradictoire voire chaotique duquel Remedy extrait le plan de chacun des niveaux du jeu, l'envie et même le besoin de s'éloigner des sentiers toujours plus prégnants alors même que l'on se sait guetté par le Mal, le nébuleux level-design parsemé d'indicibles portes sur la logique qui sous-tend les ténèbres.

"Il y a une logique dans chacun de mes films, mais l’important c’est votre logique à vous."
- David Lynch

   Le joueur est peu à peu confronté à un sentiment qui surpasse la crainte somme toute viscérale d'affronter quelque possédé : préfère-t-il s'enfoncer dans la noirceur en quête d'indices toujours plus cryptiques et même illusoires, ou suivre docilement une intrigue si chaotique qu'elle laisse peu d'espoir à une résolution en bonne et due forme ? L'impasse est totale quel que soit votre choix et, avant de vous en rendre compte, l'attrait du mystère a pris le pas sur sa résolution : non seulement êtes-vous plongés dans l'Antre Noir mais surtout vous y complaisez-vous tel Alan dans les méandres de Cauldron Lake, à la recherche de sens dans un environnement toujours plus désordonné.

"C'est pas un lac, c'est un océan"... Et au fond, on y est bien

   Certains joueurs ont bien sûr reproché à Remedy de ne pas réellement conclure son histoire, de laisser planer nombre d’interrogations que la fausse suite Alan Wake’s American Nightmare n’aura pas résolu ; mais comme le dit Alan au début du jeu (en citant directement Stephen King) : "ce sont les mystères irrésolus qui nous obsèdent le plus". American Nightmare n’avait pas vocation à éclairer quoi que ce soit, pas plus que la saison 3 de Twin Peaks ne devait apporter une conclusion claire à la série... Et il en va de même pour Alan Wake II quant aux questions de son prédécesseur.

"Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d'une œuvre d'art qu'elle veuille dire quelque chose alors qu'ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien."
- David Lynch

   Ainsi cette suite répond-elle par d'autres questions en un objet aussi cryptique et néanmoins maîtrisé que The Return, saison 3 de Twin Peaks qui déjouait toutes les attentes du spectateur pour le confronter à sa façon d'appréhender la fiction et mettre en exergue son rapport au monde.


Œuvres jumelles ?
L'on notera le titre du livre d'Alan qui connecte toutes les intrigues du second volet...

   Les accointances entre les deux œuvres sont une fois de plus nombreuses, à commencer par un personnage principal coincé dans les limbes pendant que son double maléfique sévit dans le monde réel... Ou du moins ce qu'il en reste. Le joueur qui attendait, espérait se lover de nouveau à Bright Falls le paiera aussi cher que le téléspectateur qui guettait The Return telle une madeleine : la ville est crasseuse, pluvieuse, plus sombre que jamais, les évènements vénérés par le fan de la première heure telle une malédiction qui pèse sur les pauvres habitants. Le sympathique animateur radio Pat Maine est désormais sénile, les Old Gods of Asgard paient le prix de leurs excès, Rose est une vieille fille angoissée, la shériff Breaker a cédé la place à un incompétent cousin et la Dame à la lampe s'est muée en terrible boss de fin. Comme dans The Return, chaque élément autrefois chéri n'est plus que toxicité, faux-semblants ou même danger et comme dans The Return, la plupart des enjeux se dénoueraient plutôt loin de cette carte postale fanée, en l'occurrence dans une New York au chaos aussi exacerbé que son avatar des deux premiers Max Payne, autres fleurons de Remedy qui dissimulaient une pure histoire d'horreur derrière les apparats du roman / film noir.


Max Payne 1 et 2, et la New York d'Alan Wake II : ténèbres partout, lumière nulle part

   The Return guettait le dernier acte pour invoquer la nostalgie de Twin Peaks mais le fameux thème musical et les bonnes tasses de café chères à l'agent Cooper l'extirpaient moins du sombre labyrinthe de cette saison qu'ils ne l'y enfonçaient de plus belle, et Alan Wake II ne procède pas autrement : tout en reprenant les grandes lignes du gameplay d'origine, le jeu y adjoint une manière nouvelle d'appréhender les enquêtes qui n'est ni plus ni moins qu'une carotte, une vaine promesse de logique à laquelle le joueur s'accroche quand bien même certaines phases de jeu s'acharnent à nous faire comprendre que la conclusion sera déplaisante. Il est ainsi possible de remodeler les niveaux en usant de bribes de manuscrits écrits par Alan mais chaque modification se révèle pire que la précédente, toujours plus sombre, cruelle et parfois même gore sans que le joueur ne puisse réfréner sa soif de réponse claire. Et lorsque Alan Wake II ressuscite enfin les atours du premier volet en larguant Alan dans les bois avec une torche, un flingue, sa voix-off et son thème musical, le bonbon tant attendu se teinte d'un sale arrière-goût qui ne tarde guère à exploser.

Mr. C et Mr. Grincement, doppelgängers respectifs de Dale Cooper et Alan Wake, et véritables tricksters qui narguent l'obsession du spectateur / joueur à remettre en ordre ce qui ne l'a jamais été

   Véritable réflexion sur la création et sa réception par le public, Alan Wake II s'achève dans un pessimisme similaire à The Return : Cooper ramenait Laura Palmer au moment de sa mort et Alan Wake se révèle boss final, punition aussi sévère que nécessaire envers un public toujours trop porté sur la nostalgie, le fan-service et les formules clefs en mains. Dale Cooper et Mr. C ne font qu'un, Alan et Grincement aussi, et seule l'aveugle dévotion des fans leur permet d'étendre leur emprise sur le monde. Le joueur est ainsi ramené au niveau de la meurtrière secte qu'il a affronté tout au long du jeu, dévots incapables de comprendre que la magie contenue dans les manuscrits d'Alan tient moins à son créateur qu'à son style, son art d'invoquer plus grand et vaste que lui, ce que les mots ne disent pas mais hurlent à ceux qui savent les écouter.

Séparer l'artiste de l'homme, tout ça...

   Mais la punition est-elle si sévère, ou répond-elle simplement au vieil adage qui assure que qui aime bien châtie bien ?
   À l'inverse des franchises et déclinaisons commerciales lénifiantes et formatées qui sont devenues la norme, Alan Wake II est au fond le premier à se mettre en danger, à multiplier les idées et les pistes quitte à basculer ou s'égarer, à questionner ses mécanismes pour sans cesse célébrer l'insaisissable magie de la fiction tant il croit en vous, en votre intelligence et votre sensibilité, en votre capacité à l'appréhender comme il se doit pour aller au-delà du besoin de conclusion vite jouée vite oubliée.
   Alan Wake II est une œuvre qui use de la métatextualité pour remettre le receveur au centre de l'équation au travers d'un dialogue, un débat, un rappel que l'art est avant tout un langage et donc une forme de communication, un voyage qui tente encore et encore de remettre de l'ordre dans le chaos... Un peu comme un certain écrivain seulement muni d'une lampe-torche, de son esprit et d'une machine à écrire somme toute plus ravageuse qu'un flingue. Rarement jeu aura été si à propos, et donc si immersif... Ou l'inverse ?

"On n’est pas obligé de comprendre pour aimer. Ce qu’il faut, c’est rêver."
- David Lynch

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